IDÉES
Le « déclassement » des PME

 

par Olivier Torrès *

Dans l’ordre protocolaire, comme dans la façon dont on les présente publiquement, les PME sont généralement minorées ou ignorées. Une vision condescendante qui néglige l’importance de leur contribution réelle à l’économie…

 

 

 

« Monsieur le préfet, Mesdames et Messieurs les élus, Mesdames et Messieurs les chefs d’entreprise », voilà en quels termes et dans quel ordre s’expriment avec constance les présidents de chambre de commerce et d’industrie, les présidents de chambre des métiers, les présidents de chambre d’agriculture, les présidents des syndicats patronaux, que ce soit le Medef, la CGPME ou l’UPA.

Tous les représentants du monde patronal commencent leur discours en public par remercier d’abord la présence du représentant de l’État, puis celle des élus locaux. Dans l’ordre protocolaire, le chef d’entreprise n’arrive qu’en fin de peloton.

Pierre Bourdieu disait que l’État était « un producteur de principe de classement .(1)  Pour comprendre la place de la PME dans la société française, il n’est pas inutile de s’intéresser à l’ordre de préséance. Cet ordre est une hiérarchie symbolique définissant le rang des officiels lors des cérémonies protocolaires. Édicté par Napoléon Ier, il a été réactualisé en 1989, en l’honneur de la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Il est cocasse de noter que c’est au nom du tiers état qui se libère en 1789 qu’on le « remusèle » deux cents ans plus tard. De manière générale, les classifications sont « des formes sociales socialement constituées et arbitraires ou conventionnelles, c’est-à-dire relatives aux structures d’un groupe considéré »(2).

Or, ici, c’est bien l’État qui se réserve la part du lion, reléguant l’écosystème PME à des rangs si inférieurs que cela en devient humiliant (la 41e place est réservée au président du tribunal de commerce de Paris, à la 48e se trouvent les présidents de CCI France, de l’assemblée permanente des chambres d’agriculture et de l’assemblée permanente des chambres des métiers et d’artisanat et à la 49e le président de la CCI de Paris). La seule notable exception est le président du Cese (Conseil économique, social et environnemental), qui peut, mais c’est plutôt rare, être un dirigeant d’entreprise, comme c’est aujourd’hui le cas en la personne de Patrick Bernasconi ou hier avec Jacques Dermagne.

L’ordre protocolaire

Cette hyperdomination de l’État, particulièrement prisée en France, est-elle surprenante ? La formule « je me soumets et m’engage », souvent écrite lors des procédures d’appel d’offres public est une illustration de cette domination. Dans la même veine, le couple donneur d’ordre – sous-traitant est également représentatif de cette relégation de la PME-TPE dans le langage courant des affaires. Je ne compte pas les innombrables conférences où l’on donne du « Monsieur le préfet » en province, comme on s’incline à Paris devant un ministre.

La force de ce classement est qu’il agit sur les esprits. C’est même sa raison d’être. La puissance symbolique de l’ordre du rang joue pleinement sur le psychisme des acteurs et participe à construire un ordre social fortement hiérarchisé autour de l’État. C’est comme cela que l’État renforce son caractère institutionnel en existant dans la réalité et dans les cerveaux. Déjà en 1963, Michel Crozier notait que dans un profond sentiment qui mêle hostilité et allégeance, le petit patronat faisait preuve « d’attitude infantile à l’égard de l’État ». (3)

Toujours dans ce registre de l’ordre protocolaire, la place des PME dans les attributions ministérielles est symptomatique de ce déclassement. Bien que représentant 99,84 % des entreprises françaises, les PME n’ont fait l’objet d’un ministère de plein exercice qu’en de très rares occasions, et ont été reléguées la plupart du temps à la tutelle de secrétariats d’État tout au long de la Ve République.

Cette hiérarchie n’est pas neutre sur le plan constitutionnel, car les secrétaires d’État sont rattachés à un ministre, ne peuvent contresigner les décrets, n’ont pas de budget propre et ne siègent au Conseil des ministres que sur invitation.

À cela s’ajoutent les évolutions sémantiques de l’intitulé (vingt appellations différentes sous la Ve République), qui  augmentent d’un sentiment de confusion ce déclassement permanent!

La PME n’est pas un référentiel stable, de telle sorte que le ministre des PME n’existe pas vraiment. Les PME, peut-être du fait de leur hétérogénéité, ne forment pas une entité ministérielle attractive et rares sont les politiques de premier plan l’ayant occupée, à l’exception de Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre.

(1) Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Raisons d’agir-Seuil, 2012.

(2) Pierre Bourdieu, op. cit.

(3) Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Seuil, « Points essais »,  1963.

N.B. Extraits d’un article publié dans « Constructif », la revue de réflexion de la Fédération française du bâtiment, à lire dans son intégralité sur www.constructif.fr

* Olivier Torrès

Professeur à l’université de Montpellier et à Montpellier Business School, Olivier Torrès a fondé Amarok, le premier observatoire de la santé des dirigeants de PME. Il a publié notamment « La santé du dirigeant. De la souffrance patronale à l’entrepreneuriat salutaire » (dir.), De Boeck, 2e édition, 2017, « Les grands auteurs en entrepreneuriat et PME » (avec K. Messeghem, dir.), EMS, 2015; « Les très petites entreprises. Un management de proximité » (avec A. Jaouen, dir.), Lavoisier, 2008.