Luc Julia :
« N’ayez pas peur de l’intelligence artificielle! »

Et si les fantasmes, les craintes suscitées par « l’intelligence artificielle » (IA) reposaient sur un malentendu? Sur un faux-sens? Parlons plutôt de « machines apprenantes », clame le scientifique français Luc Julia, un des grands pontes de Samsung. Dans son livre, il enfonce le clou : « L’Intelligence artificielle n’existe pas » !* Il est intervenu le 12 juin 2019 au salon professionnel AI Paris. Explications.

 

Luc Julia, Senior Vice-Président Samsung

« On ne peut pas artificialiser l’intelligence humaine! »

Malentendu – « Tout est parti d’un immense malentendu, explique Luc Julia, mathématicien, docteur en informatique de Telecom Paris, un des créateurs de l’assistant vocal d’Apple, Siri, aujourd’hui Senior Vice-président et Chief Technical Officer du tout nouveau laboratoire d’intelligence artificielle de Samsung (SAIL) à Paris. *

« En 1956, lors de la conférence de Dartmouth, John McCarthy a convaincu ses collègues d’employer l’expression « intelligence artificielle » pour décrire une discipline qui n’avait rien à voir avec l’intelligence. Tous les fantasmes et les fausses idées dont on nous abreuve aujourd’hui découlent de cette appellation malheureuse. Dans mon livre, « L’Intelligence artificielle n’existe pas« *, je vous invite à me suivre, de mon petit village près de Toulouse à la Silicon Valley, sur les traces de cette fameuse « intelligence artificielle » à propos de laquelle on entend dire tant de bêtises, pour comprendre de quoi il s’agit exactement et anticiper ce qu’elle peut nous réserver à l’avenir… »

  • Votre livre porte un titre provocateur, à contre-courant du discours dominant sur l’IA …

Editions First – 2019

Luc Julia : « Oui, il est provocateur, exactement pour la raison que je viens d’évoquer. Il y en a assez que les gens racontent n’importe quoi sur « l’intelligence artificielle » (IA)! Avec ce livre et son titre, j’ai voulu raconter ce qu’est vraiment l’IA (en anglais AI – NDLR), celle sur laquelle on travaille depuis 30, voire 60 ans pour certains.

« L’IA est extraordinaire dans le sens où elle nous emmène sur des champs d’investigations fabuleux. Mais pour autant, il ne faut pas en faire une machine à fantasmes dignes d’Hollywood. Il est totalement irresponsable de détourner l’IA pour faire peur aux gens.

L’intelligence humaine ne peut pas être artificialisée, c’est ce que je veux dire : notre intelligence à nous, ne peut pas être artificialisée. Et tout ce qu’on fait aujourd’hui en matière « d’intelligence artificielle », ce sont des outils fabuleux, extraordinaires. Et s’ils peuvent bel et bien se retourner contre nous, ce n’est pas à cause des outils eux-mêmes, mais à cause de nous. C’est nous qui choisissons et qui restons toujours en contrôle.

Quoi qu’on en dise, quoi qu’on entende, il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, avec les techniques qu’on utilise depuis 60 ans, il n’y a aucune chance d’arriver d’une part à l’intelligence artificielle générale dont certains parlent, c’est impossible avec ces techniques, et ce n’est pas dangereux tant que nous, nous ne sommes pas dangereux…

L’intelligence artificielle est un outil. Certes, un outil très puissant. Il permet de nous assister dans des tâches et d’assister notre intelligence, d’augmenter notre QI (quotient intellectuel) : c’est un outil qui augmente notre QI!

  • Alors, l’intelligence artificielle constitue-t-elle une véritable “révolution” ou bien n’est-elle qu’un outil parmi d’autres, s’inscrivant dans la longue chaîne des inventions et des techniques qui parcourt l’histoire de l’humanité?

« Quand je dis que l’IA existe officiellement depuis 1956, on pourrait en réalité la faire remonter bien avant. En 1642 est apparue la première machine à calculer, eh bien, c’était déjà de « l’intelligence artificielle » ! La différence essentielle entre ce qui s’est passé dans l’Histoire – qu’on connaît et qu’on devrait mieux connaître – et ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’il y a accélération du temps. C’est-à-dire que beaucoup plus de choses se passent dans un temps très court.   

« Et cette accumulation de nouveautés en un temps très court limite notre capacité d’éducation et d’assimilation. En d’autres termes, il y a tellement de choses qui arrivent que cela devient compliqué pour nous de tout comprendre.

« Mais ce n’est qu’une évolution normale. Les techniques qu’on utilise aujourd’hui sont les mêmes que celles qu’on utilisait il y a 60 ans, donc je ne parlerais pas de révolution. Mais c’est parce qu’il y a cette accélération du temps et cette accumulation d’innovations qui nous percutent en même temps que cela peut sembler très compliqué. Mais ce n’est pas inexplicable.

« Les progrès actuels de l’IA sont notamment liés aux capacités croissantes de stockage des données…

« La technologie ne va pas nous remplacer, elle va nous assister. On gardera notre cerveau pour des tâches plus gratifiantes ! »

 

  • Dans votre livre, vous invitez les lecteurs à vous suivre en 2040. Cette date représente-t-elle un point de bascule ?

« Non, en fait j’ai pris une date au hasard, et ce n’est pas la bonne date, c’est-à-dire qu’il ne faudrait même pas parler de 2040.

« Je réalise aujourd’hui que ce choix n’était pas vraiment pertinent car la plupart de ce qui arrive à mon personnage en 2040 m’arrivent à moi, aujourd’hui…

« En réalité, je ne pense pas qu’il y ait une date pivot. Avec l’accélération du temps, beaucoup de ces technologies adviennent, même si nous en sommes à un degré d’utilisation encore partiel ou imparfait. Donc je ne pense pas qu’il y ait véritablement une date charnière.

  • Si on devait néanmoins vous suivre en 2040, quels seront les technologies et les usages qui se généraliseront d’ici là ?

Luc Julia, Senior Vice-President Samsung

« Je pense que les trois grands domaines qui vont être intéressants dans les années qui viennent, sont d’abord la médecine, parce qu’on utilise beaucoup de Data (données). On parle de Big Data et l’IA d’aujourd’hui c’est du « machine learning » (machine apprenante), du « deeplearning«  (connaissance approfondie), basée sur les data. On inventorie de plus en plus de data dans notre corps, à commencer par l’ADN, et la médecine tend clairement à être révolutionnée : on va se soigner mieux, se sentir mieux, et être globalement en meilleure forme grâce à ces technologies.

« L’autre domaine qui est évident aussi, qui émerge aujourd’hui, ce sont les transports et les nouvelles mobilités. Je prends l’exemple des voitures « autonomes ». Je mets des guillemets à “ autonome” parce qu’il n’y aura jamais de voitures autonomes telles qu’on puisse les définir au niveau 5. Il y aura cependant des voitures de plus en plus autonomes qui vont nous permettre de ne pas avoir à opérer ces machines parce que c’est justement lorsqu’on les opère que l’on fait des erreurs que ces machines n’auraient pas fait … Entendons-nous bien, il y aura encore des accidents, mais ce ne seront pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Ils ne seront plus causés par nous mais plutôt par des facteurs externes.

« Le dernier domaine, c’est tout ce que l’on appelle les « IOT » (« Internet of things« ) : les objets connectés, qui fournissent beaucoup de data et de services. A la maison, dans notre vie de tous les jours avec des objets autour de nous, les applis, ou au bureau, ou à l’usine, ou au travail… Tous ces objets vont fournir des services et nous assister. En fait, à la fin, on pourrait dire qu’il s’agit d’un seul gros domaine : le domaine de l’IA au service de l’humain.

  • Vous venez d’évoquer les nouveaux usages apportés  par l’IA. De nouveaux métiers vont-ils aussi apparaître ?

« Il y a une accélération du temps et on sait que beaucoup de métiers vont disparaître. Donc cette perspective fait peur, il ne faut pas se le cacher. Mais je pense et je crois, parce que je suis un optimiste résolu, que de nouveaux métiers vont apparaître et seront beaucoup plus valorisants pour l’humain. Parce que nous sommes fondamentalement des survivalistes, nous utilisons la technologie pour notre bien-être, et c’est pour cette raison que nous allons trouver de nouveaux métiers, de nouvelles façons de travailler et de se faire assister par ces outils qui vont faire que les métiers vont être beaucoup plus intéressants.

« La technologie ne va pas nous remplacer, mais elle va nous assister. On gardera notre cerveau pour des tâches plus gratifiantes !

  • Quelles nouvelles compétences faudra-t-il développer  pour profiter de ces nouvelles opportunités ?

« Il est très difficile de répondre à cette question. S’il y a une seule compétence à développer aujourd’hui, c’est la compétence de la flexibilité, c’est-à-dire « apprendre à apprendre ». C’est la chose la plus importante! Ma génération a eu la chance de pouvoir faire pendant 40 ans la même chose, mais pour votre génération et les générations futures, c’est fini.

« Tous les quatre ou cinq ans, il faudra changer de boulot, changer d’orientation. Donc il faut apprendre à apprendre, pour être flexible et s’adapter. L’adaptabilité est certainement quelque chose de très important, et donc pour ça on va s’intéresser à l’éducation. Et l’éducation ce n’est pas dans un domaine spécifique, alors évidemment y aura des domaines qui vont nous plaire davantage, vers lesquels on voudra aller, donc cela c’est très bien, mais il faudra surtout apprendre à être flexible et donc apprendre à être curieux des nouvelles choses. Et  c’est cela que doit apporter l’éducation. Il faudra continuer à travailler sur le développement de l’éducation, des apprentissages, pour aiguiser la curiosité et rester passionné.

  • Et pour conclure?

« Cessons de  raconter n’importe quoi sur l’IA!  Nous devons être très clairs sur les limites de la technologie. Ne croyons pas que l’IA nous influence, elle n’est qu’un outil! C’est nous les humains qui influençons l’IA!

« Il faut éduquer les gens, les aider à mieux comprendre les progrès technologiques. Et ne pas avoir peur!

« Soyons optimistes! L’IA peut nous amener énormément de choses, ne la tuons pas en racontant des bêtises…

« Notre grand défi, qui est le même depuis le début et le restera, je l’espère, jusqu’à la fin, c’est de faire en sorte que ces technologies soient accessibles au plus grand nombre et facilitent la vie quotidienne des gens. »

  • Propos recueillis par l’agence La Netscouade à l’occasion du salon AI PARIS 2019

 

*  Luc Julia, « L’Intelligence artificielle n’existe pas » – First éditions 2019.

Vice-président de l’innovation chez Samsung Electronics, le docteur Luc Julia a dirigé la vision et la stratégie de l’entreprise pour l’Internet des Objets de 2012 à 2017. Aujourd’hui en tant que Senior Vice-président et Chief Technical Officer, il dirige le nouveau laboratoire d’intelligence artificielle de Samsung (SAIL) à Paris. 
Auparavant, Luc Julia a dirigé les équipes de développement de Siri chez Apple, a été Directeur Technique chez Hewlett-Packard et a cofondé plusieurs start-ups dans la Silicon Valley. Il a commencé sa carrière au SRI International, où il a crée le Computer Human Interaction Center et a participé au démarrage de Nuance Communications, aujourd’hui leader mondial de la reconnaissance vocale.
Diplômé en mathématiques et en informatique de l’Université Pierre et Marie Curie de Paris, docteur en informatique de l’Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications de Paris, Luc Julia fait partie des personnalités françaises faisant autorité dans le monde numérique.

 

Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la concurrence

 

 

 

>>> Sur cette thématique, à lire aussi sur Consulendo : « L’économie numérique doit être au service des citoyens … et non l’inverse« , par Margrethe Vestager, Commissaire européenne >

 

 

 

>>> On lira aussi avec intérêt le rapport de France Stratégie « Intelligence artificielle et travail » publié en mars 2018:

 

« L’intelligence artificielle conduira à des transformations profondes du travail. Pour s’y préparer, le rapport passe au crible trois secteurs – transports, bancaire et santé, élabore des scénarios d’évolution et propose des pistes d’action. (…) Il faut se préparer à l’intelligence artificielle, non parce que l’avènement de la technologie est inéluctable, mais parce que dans la société où nous sommes, les possibilités technologiques ouvrent des perspectives nouvelles pour les individus, les organisations, les structures. Il n’est pas crédible de s’opposer durablement à des solutions qui améliorent l’état de santé de nos concitoyens, qui donnent accès à une mobilité plus sûre et à moindre coût ou à des services financiers moins chers et plus adaptés aux besoins des consommateurs. (…)
France Stratégie reconnait aussi dans son rapport que « le risque existe d’une perte d’autonomie du salarié, soumis à un contrôle automatisé de plus en plus insidieux, avec les risques psychosociaux associés. On sait les débats soulevés par les conditions de travail dans certains entrepôts, où le contrôle automatisé des employés passe par un dispositif à synthèse vocale. De tels dispositifs peuvent conduire à des tâches plus fragmentées, exécutées avec l’accompagnement d’outils logiciels.

Aucun de ces défis n’est totalement nouveau, et l’amélioration des conditions de travail est une hypothèse tout aussi crédible que l’aliénation et l’intensification du travail. Tout dépend de la manière dont les gains de productivité permis par l’intelligence artificielle sont partagés ou des choix opérés dans l’organisation des tâches et des équipes. (…) »