Primes, intéressement, actionnariat salarié…
Encore un effort pour faire aimer le capitalisme !

Stimuler le « partage de valeur » dans l’entreprise, entre propriétaires du capital et salariés, telle est la volonté affichée du gouvernement. Mais la traduction dans les faits de cet objectif louable rencontre des freins techniques, administratifs et aussi culturels. Pourtant mesures incitatives et propositions se sont multipliées ces derniers temps.

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Une idée qui paraît simple, dès que la Haute Administration s’en saisit, se transforme souvent en France en usine à gaz…

Ainsi de la volonté du gouvernement d’encourager le « partage de la valeur » avec les salariés, notamment dans les plus petites entreprises où les dispositifs de participation et d’intéressement sont encore peu en usage. C’est une des finalités de la loi PACTE :  adoptée ce printemps, cette loi  porte l’objectif ambitieux qu’à la fin du quinquennat, « au moins 3 millions de salariés puissent bénéficier d’un dispositif de partage de la valeur dans les petites et moyennes entreprises, contre 1,4 million aujourd’hui« .

Pour réaliser cette ambition, les autorités mettent en avant la suppression du « forfait social » (qui grevait de cotisations les sommes distribuées aux salariés sous forme d’intéressement ou de participation), effective depuis le 1er janvier 2019, ainsi que plusieurs mesures récentes encourageant la conclusion  d’accords d’intéressement dans les PME. Actuellement ces accords n’existent que dans 3% des TPE (de moins de 10 salariés) et dans 11% des PME. Rappelons que pour  les entreprises de plus de 50 salariés, la participation est en revanche obligatoire, alors que l’intéressement reste facultatif.

Pérenniser la « Prime Patron »…

On se souvient que le gouvernement et le président de la République avaient incité fin 2018, en réponse aux manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes, les entreprises à distribuer à leurs salariés une prime exceptionnelle jusqu’à 1000 euros, exonérée d’impôt et de charges sociales.

Cette prime de « pouvoir d’achat », rapidement baptisée par les médias « prime Macron » – alors que le mouvement Ethic et le Medef rétorquaient qu’il fallait plutôt l’appeler « prime Patron » – a été empochée par quelque 4,8 millions de salariés pour un montant moyen de 401 euros. C’était simple et net de toutes charges.

Conditionnalité

Or voilà que le gouvernement demande que cette année, la reconduction de cette prime soit conditionnée à la conclusion d’un accord d’intéressement dans l’entreprise.  Il y voit un bon moyen d’accélérer les dispositifs de partage de valeur dans les entreprises, et « d’inscrire ce processus dans la durée »…

Patatras! c’est un mauvais signal donné aux dirigeants de PME qui interprètent cette conditionnalité comme une nouvelle usine à gaz…

« Trop compliqué » s’insurge le syndicat des indépendants (SDI). 87 % des dirigeants de TPE interrogés par SDI déclarent renoncer à verser cette prime s’ils ont l’obligation de conclure un accord d’intéressement. alors qu’ils se disaient initialement prêts reconduire ce bonus.

A la CPME Paris Île-de-France on s’interroge aussi sur la pertinence de lier ainsi les deux dispositifs.

Armelle*, propriétaire de plusieurs restaurants à Paris, nous confie ne pas avoir l’intention de  s’engager dans la finalisation d’un accord d’intéressement dans ses sociétés; elle compte tourner la difficulté en distribuant des chèques-cadeaux à ses salariés, tout en reconnaissant que cela sera « moins intéressant pour eux qu’une prime défiscalisée »…

* le prénom a été changé

 Fondact, association qui promeut l’intéressement et la participation des salariés, a publié récemment un rapport sur le sujet, consécutif aux réflexions d’un groupe de travail présidé par la députée Véronique Louwagie. (1)

Ce rapport reconnaît les freins existants à la conclusion d’un accord d’intéressement dans de petites structures : « Les TPE et PME sont, en effet, plus fragiles et moins équipées pour faire face à la complexité de l’appareil réglementaire qui entoure ces dispositifs (…) Le caractère aléatoire du déclenchement de l’accord, la conclusion avant la mi-année, l’engagement pour trois ans, le principe de non-substitution aux primes variables collectives existantes, … autant de paramètres qui peuvent effrayer les chefs d’entreprise dans la mise en place de ces dispositif…  »

Pas si simple, en effet, pour un dirigeant de PME, même motivé par les meilleures intentions du monde, de distribuer, à sa guise de l’argent à ses salariés!

« Des critères d’appréciation qui varient… »

 

Pour rétrocéder une partie des profits de l’entreprise (après impôts) à ses salariés, un chef d’entreprise va devoir conclure un accord en bonne et due forme avec les instances représentatives du personnel et surtout faire valider l’accord par la Direccte  (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi ) de sa région… Or c’est là où souvent cela coince, car d’une région à l’autre, l’avis de l’administration peut varier et celle-ci peut contester le «caractère aléatoire» du déclenchement de l’accord d’intéressement soumis à son aval.

Or, souligne le rapport de Fondact, « cette appréciation de l’aléa par l’administration locale est nécessaire pour assurer la sécurité de l’accord mais, malheureusement, les critères d’appréciation ne sont pas homogènes entre les différentes administrations locales, si bien qu’un même critère de déclenchement peut être refusé par l’une alors qu’il est communément admis par les autres administrations régionales»…

C’est pourquoi le groupe de travail de Fondact a préconisé que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, un accord d’intéressement puisse être proposé  « de façon unilatérale » par le dirigeant – c’est à dire sans nécessiter la validation par une instance représentative des salariés.

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances    (crédit photo : consulendo.com)

<Une proposition reprise en partie par Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, annonçant la possibilité de procéder par « décision unilatérale » du dirigeant dans les TPE de moins de 11 salariés.

Dans son intervention à l’Assemblée nationale le 16 décembre 2019, lors de l’examen du projet de loi de Finances pour 2020, le ministre a notamment déclaré : « J’ai entendu les remarques et les inquiétudes, d’un certain nombre de petites entreprises, de chefs d’entreprise qui nous disent « C’est encore trop compliqué, c’est encore trop lourd ». Je rappelle que nous avons pris trois mesures de simplification radicale des accords d’intéressement :
– la première, c’est un accord d’intéressement qui peut être signé pour un an et non plus trois ans ;
– la deuxième, c’est une simplification du formulaire, lui-même, d’accord d’intéressement ;
– la troisième mesure, que j’ai annoncée ce matin et que nous souhaitons mettre en œuvre le  plus rapidement possible, c’est d’autoriser les plus petites entreprises, celles qui ont moins de onze salariés pour le premier accord d’intéressement, à le signer sans obligation de soutien des salariés ou de signature des salariés, par déclaration unilatérale de l’entrepreneur, pour que chaque entrepreneur puisse faire bénéficier le plus vite possible de cet accord d’intéressement le maximum de salariés. Je rappelle que la signature d’un accord d’intéressement est la condition pour le versement d’une prime défiscalisée à ses salariés. C’est donc l’intérêt des salariés et l’intérêt des entrepreneurs, l’intérêt de l’activité économique du pays de voir se multiplier, grâce à ces simplifications, les accords d’intéressement dans les semaines qui viennent. »  (2)

« L’opportunité pour les salariés de pérenniser la prime… »

 

Pour Daniel Gée, le délégué général de Fondact, c’est une avancée riche d’opportunités pour les PME et leurs salariés : « On peut comprendre la réaction des patrons de très petites entreprises, qui annoncent renoncer à la distribution d’une prime « Macron » en raison de l’obligation de conclure un accord d’intéressement. Je ne crois pas que dans les faits ils soient aussi jusqu’auboutistes. Plusieurs raisons à cela.  La première, et notre groupe de travail l’a proposé, est que l’intéressement puisse être mis en place unilatéralement. Nous avions proposé jusqu’à 50 salariés, Bruno Le Maire a annoncé jusqu’à moins de 11 salariés. Deuxièmement, des accords d’intéressement hyper simplifiés (avec des cases à cocher) sont proposés (3). Troisièmement, la prime « Macron » étant exceptionnelle, il y a peu de chances pour qu’elle soit reconduite en 2021. L’intéressement sera donc une opportunité pour les salariés de continuer, si la performance de leur entreprise le permet, de pérenniser la prime. Gageons qu’ils sauront convaincre leur patron de faire le nécessaire, et qu’eux-mêmes sauront participer à la performance pour que cette prime soit récurrente. C’est gagnant-gagnant ! Et c’est bien dans les plus petites entreprises que les salariés ont la plus grande influence sur la performance. Il y a certes une étape à franchir pour les petits patrons, mais ne doutons pas que l’avenir nous montrera que cette avancée est favorable pour tous. »

L’avenir dira si ce dispositif liant prime et intéressement se révélera fécond ou bien s’il poussera les entrepreneurs à trouver d’autres façons de gratifier leurs salariés…

*** Afin d’informer les chefs d’entreprises sur les différents dispositifs existants et les inciter à mettre en place un accord d’intéressement, le ministère de l’Économie et des Finances a mis en ligne depuis le 20 janvier un kit de communication.

Des mesures « sans précédent » pour développer l’actionnariat salarié

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Parmi les objectifs de la loi PACTE figure aussi celui de populariser l’actionnariat salarié, notamment dans les PME non cotées en Bourse.

La loi adoptée au printemps 2019, contient un certains nombre de mesures techniques pour inciter les salariés à devenir actionnaires de leur entreprise, et les dirigeants à s’engager dans cette voie. La suppression du forfait social fait partie de ce train de mesures incitatives que décrypte en détail le cabinet Eres, spécialiste de l’épargne salariale et des dispositifs de partage du profit dans les entreprises.

Pour Jérôme Dedeyan, le fondateur d’Eres, la loi PACTE apporte « une série de mesures favorables à l’actionnariat salarié sans précédent depuis des années.« 

Eres fait valoir que « l’actionnariat salarié améliore la performance des entreprises« , notamment parce qu’il renforce « la motivation des salariés en les associant à la stratégie de l’entreprise ».

Faire du salarié un actionnaire de son entreprise permet de sortir du vieil antagonisme « capital-travail » encore très ancré dans l’inconscient collectif du mouvement ouvrier.

Ceci est aussi de nature à faciliter, en cas de transmission, la reprise de l’entreprise par ses salariés, sans perte de savoir-faire. Ou encore permettre de résister à une offre de rachat inamicale de la part d’un concurrent…

Un changement de mentalité

 

Cependant l’actionnariat salarié reste encore très peu développé dans les PME, car il n’est pas si simple à mettre en place; il faut généralement passer par des  supports, « réceptacles » des actions des salariés,  comme le FCPE (Fonds commun de placement d’entreprise) ou le PEE (Plan d’épargne entreprise) dont la mise en place peut freiner certains entrepreneurs.

Par ailleurs, partager le capital de son entreprise avec ses collaborateurs est aussi une démarche qui suppose un changement de mentalité chez le dirigeant, notamment dans une  entreprise familiale ou pour un créateur qui a pris l’habitude de diriger son affaire tout seul, sans avoir à « rendre des comptes » à d’autres actionnaires…

Fondact vient d’ailleurs de publier un rapport intitulé « Actionnariat salarié : objectif 10%« , lequel propose 13 mesures pour atteindre l’objectif ambitieux de 10% du capital des entreprises françaises détenu par leurs salariés. (4)

On en est encore loin!

Qu’on en juge. Dans les grands groupes cotés en Bourse, « on estime, rappelle le rapport, que les salariés détiennent de 3% à 4% du capital« , soit en direct, soit sous forme collective, via un Fonds commun de placement d’entreprise (FCPE), soit via les programmes discrétionnaires d’actions gratuites.

Et dans les sociétés non cotées, soit la quasi totalité des PME françaises, la proportion de l’actionnariat salarié « reste encore marginal », souligne le rapport de Fondact : « En effet, on ne compte qu’environ 200 entreprises ayant mis en place un FCPE, à comparer à une population de près de 4 000 ETI ( entreprises de taille intermédiaire) sous contrôle français. Sans compter les dizaines de milliers de PME de plus de 10 personnes. Sur les 6,5 millions de salariés que ces entreprises emploient, seules 5% d’entre eux ont accès à un FCPE. Bien souvent l’actionnariat salarié dans les entreprises non cotées est réservé à un cercle restreint de managers heureux-élus… »

Pour atteindre l’objectif de 10% du capital des entreprises détenu par leurs salariés, il faudrait, a calculé le groupe de travail de Fondact,  mobiliser 350 milliards d’euros supplémentaires d’épargne salariale, plus que l’encours actuel du livret A !

Partager le capital conduira aussi à partager… le pouvoir

La route paraît longue, en effet, vers l’Eldorado du partage du capital …

Il faudra sans doute empiler beaucoup de mesures incitatives… Et apporter une bonne dose de simplification aux procédures existantes qui peuvent rebuter, il est vrai, les dirigeants de petites structures…

Mais les mesures techniques ne suffiront pas à elles seules à changer la donne,  si une révolution culturelle n’est pas engagée – et soutenue par tous les conseils des entreprises, afin d’enclencher une dynamique de la « cogestion » chez tous les acteurs, employeurs, actionnaires institutionnels et salariés.

Un dynamique de la cogestion permettrait de faire advenir cette « économie collaborative » qu’on nous fait miroiter à l’ère des écrans et des réseaux digitaux, mais qui reste encore théorique quand il s’agit de la vivre concrètement dans la « gouvernance » des entreprises….

Un défi qui peut paraître titanesque dans notre vieux pays encore traversé par l’esprit de de la lutte de classes, mais qui peut devenir moteur d’enthousiasme et d’engagement pour les jeunes générations : n’attendent-elles pas de l’entreprise qu’elle donne du sens à leur travail autour d’un projet partagé?


Notes:

(1) « Devenir une entreprise participative« , rapport du groupe de travail animé par Fondact et présidé par Véronique Louwagie, députée de l’Orne, expert-comptable.

(2)  Le 11 Juin 2019, s’est tenue à Bercy une conférence sur le partage de la valeur. A cette occasion, le ministre de l’Économie et des Finances a officiellement reçu le rapport de Thibault Lanxade et François Perret,  – nommés « ambassadeurs à l’intéressement et à la participation » dans le cadre de la mission de sensibilisation des entreprises qui leur avait été confiée par Bruno Le Maire et Muriel Pénicaud. Intitulé « Partager plus pour se développer mieux« , leur rapport, comporte une série de propositions pour améliorer  l’accessibilité de l’intéressement et de la participation dans les entreprises françaises.

(3)  Des accords d’intéressement et de participation « clés en mains » ont été mis en ligne sur le site dédié www.interessement-participation.gouv.fr pour aider les TPE/PME à mettre en place des accords dits d’épargne salariale.

(4) « Actionnariat salarié : objectif 10%« , rapport du groupe présidé parJean-Philippe Debas, président d’Equalis Capital – Fondact Décembre 2019