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« Les Jours Heureux »… à la source de notre État-providence

Intitulé « Les Jours Heureux », le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), a inspiré les lois économiques et sociales adoptées à la Libération, entre 1944 et 1946, socle de notre État-providence. Cette référence resurgit aujourd’hui dans le débat sociétal sur « l’Après-Covid-19 ». À toutes fins utiles, nous reproduisons de larges extraits du programme du CNR.

 

crédit image: Mirko Grisendi – Pixabay

Dans son allocution du 13 avril 2020 devant près de 37 millions de téléspectateurs, le président de la République, Emmanuel Macron, a conclu en ces termes  : « Mes chers compatriotes, nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les Jours Heureux. J’en ai la conviction… » Une allusion explicite au titre du programme du Conseil national de la Résistance (CNR).

Ce document de quelques pages, adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 par les différentes composantes du Conseil national de la Résistance  (gaullistes, centristes, socialistes, communistes), a inspiré les grandes réformes économiques et sociales mises en oeuvre à la Libération entre 1944 et 1946, comme les nationalisations d’entreprises ou la Sécurité sociale. Et on en retrouve l’écho dans le préambule de la constitution du 27 octobre 1946, réaffirmé par la constitution de l’actuelle Cinquième République (adoptée en 1958).

Ces mesures forment le socle de ce que l’on appelle l’État-providence. Cette organisation de « l’économie sociale de marché » est, avec des variantes, le modèle dominant dans la plupart des pays européens depuis la deuxième moitié du vingtième siècle.

La tentation tenace du retour à l’économie administrée…

76 ans après son adoption, le programme du Conseil national de la Résistance, demeure un marqueur fort de l’imaginaire de gauche. 

Face à l’impact de la pandémie, des intellectuels et des hommes politiques se réclament de sa filiation pour exiger, une fois la crise sanitaire surmontée, davantage d’intervention de l’État, le recours aux nationalisations et le retour à l' »économie administrée »tendance bien française, comme le souligne Jean-Pierre Robin dans Le Figaro,   une pratique dont notre pays s’était partiellement débarrassé dans les années 1980, pour laisser libre jeu aux acteurs et initiatives privées… Mais les mauvaises habitudes reviennent généralement au galop.

Dans le débat sur les transformations qu’appelle la crise du Covid-19, la question du devenir de l’État-providence sera donc capitale. Faut-il le renforcer, le redéfinir, le rénover? Comment, quel périmètre, avec quels financements? Mais aussi avec quels contrôles et quels contre-pouvoirs?

Mais il faudra tout autant s’interroger sur « l’espace » qui sera laissé, dans cette société de l’après-pandémie, une société blessée et éprouvée, aux  acteurs privés, aux entrepreneurs et aux initiatives décentralisées. 

Alors que la demande de plus de protection, de sécurité, de garanties aura été exacerbée au sein des populations…

Autant de questions qui méritent des réponses collectives, lesquelles ne peuvent pas seulement venir des gouvernants et des dirigeants politiques.  Elles exigent un vrai débat citoyen, utilisant les instances et les différents canaux d’expression à notre disposition, et aussi via les associations, les clubs, les partis, les syndicats, les Think-Tanks, et tous les relais de la société civile qu’on nomme « corps intermédiaires ».

Nul doute que ce débat contradictoire se poursuivra jusqu’aux élections présidentielles de 2022, qui prendront certainement, plus que jamais cette fois-ci, un caractère de « choix de société », même si l’expression est un peu galvaudée.

Pour retourner à la source du texte qui promettait des « Jours Heureux » aux Français il y a plus de soixante-dix ans, nous reproduisons ci-dessous de larges extraits du programme du CNR.

Ce « programme d’action de la Résistance » comprenait deux parties : la première détaillant les actions militaires et politiques destinées à participer à la « libération du territoire », la seconde partie présentant un programme de réformes économiques et sociales à mettre en oeuvre une fois la France libérée, pour parvenir à un « ordre social plus juste ».

 

Couverture du programme d’action du Conseil national de la Résistance (CNR) adopté le 15 mars 1944 – Musée de la Résistance/Fondation de la Résistance

« Les représentants des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R., délibérant en assemblée plénière le 15 mars 1944, ont (…) décidé de s’unir sur le programme suivant, qui comporte à la fois un plan d’action immédiate contre l’oppresseur et les mesures destinées à instaurer, dès la Libération du territoire, un ordre social plus juste. (…)

II – MESURES À APPLIQUER DÈS LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

 » Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en oeuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la libération : (…)

« Afin de promouvoir les réformes indispensables :

a) Sur le plan économique :

  • l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
  • une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des Etats fascistes;
  • l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;
  • le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ;
  • le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales ;
  • le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

 

b) Sur le plan social :

  • le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail ;
  • un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ;
  • la garantie du pouvoir d’achat national pour une politique tendant à une stabilité de la monnaie ;
  • la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ;
  • un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ;
  • la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier ;
  • l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, améliorant et généralisant l’expérience de l’Office du blé, par une législation sociale accordant aux salariés agricoles les mêmes droits qu’aux salariés de l’industrie, par un système d’assurance conte les calamités agricoles, par l’établissement d’un juste statut du fermage et du métayage, par des facilités d’accession à la propriété pour les jeunes familles paysannes et par la réalisation d’un plan d’équipement rural ;
  • une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ;
  • le dédommagement des sinistrés et des allocations et pensions pour les victimes de la terreur fasciste.

 

c)  Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales.

d)  La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.

« Ainsi sera fondée une République nouvelle qui balaiera le régime de basse réaction instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocratiques et populaires l’efficacité que leur avaient fait perdre les entreprises de corruption et de trahison qui ont précédé la capitulation.

« Ainsi sera rendue possible une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple la continuité de l’action gouvernementale.

« L’union des représentants de la Résistance pour l’action dans le présent et dans l’avenir, dans l’intérêt supérieur de la patrie, doit être pour tous les Français un gage de confiance et un stimulant. Elle doit les inciter à éliminer tout esprit de particularisme, tout ferment de division qui pourrait freiner leur action et ne servir que l’ennemi. »

*  * *

Parmi les grandes réformes inspirées par le programme du CNR et mises en oeuvre à la Libération entre 1944 et 1946, citons notamment:

  • 13 décembre 1944, institution des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais ;
  • 18 décembre 1944, contrôle de l’État sur la marine marchande ;
  • 16 janvier 1945, nationalisation des Usines Renault avec confiscation des biens de Louis Renault;
  •  22 février 1945, institution des Comités d’entreprise ;
  • 29 mai 1945, transfert à l’État des actions de la société Gnome et Rhône (fabrication de moteurs, elle deviendra la Snecma) ;
  • 26 juin 1945, transfert à l’État des actions des compagnies Air France et Air Bleu ;
  • juin 1945, création de l’Ecole nationale d’administration (ENA)
  •  4 octobre 1945, ordonnance de base de la Sécurité sociale;
  •  2 décembre 1945, nationalisation de la Banque de France et de quatre grandes banques de dépôt;
  • 18 janvier 1946, projets de loi sur la nationalisation de l’électricité et du gaz;
  • 21 février 1946, rétablissement de la loi des quarante heures ;
  •  28 mars 1946, vote de la loi sur la nationalisation de l’électricité et du gaz ;
  • 24 avril 1946, nationalisation des grandes compagnies d’assurances ;
  • 25 avril, extension du nombre et des attributions des comités d’entreprises ;
  •  26 avril 1946, généralisation de la Sécurité sociale incluant la « Retraite des vieux »;
  • août/septembre 1946 lois sur les prestations familiales et les assurances vieillesse;
  • 19 octobre 1946, loi sur le statut de la fonction publique.

 

*  * *

On retrouve aussi l’influence du programme du Conseil national de la Résistance dans les engagements du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, texte réaffirmé dans la Constitution actuelle de la cinquième République. Retenons notamment les points suivants, que garantit notre Constitution, et dont certains pourront être invoqués dans le débat sur la rénovation de l’État-providence :

 

« 5.  Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.

6. Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix.

7. Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.

8.  Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises.

9. Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.

10. La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.

11. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.

12. La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales.

13. La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat. » (…)