Pouvoir d’achat, inflation, nouveaux modes de consommation… Le commerce sous pression

Pénalisé par le mouvement des Gilets Jaunes en 2018/2019, puis par l’impact de l’épidémie de Covid-19, le commerce de détail doit se réinventer face à la concurrence des plateformes Web et des changements dans les habitudes de consommation. Une conjoncture internationale anxiogène et le retour en force de l’inflation incitent les clients à faire des arbitrages dans leurs achats.

 

Selon les derniers chiffres publiés par Procos, la fédération du commerce spécialisé sous enseigne, les ventes semestrielles en magasins restent toujours inférieures au niveau de celles de 2019, avant la crise sanitaire :  on enregistre des baisses entre – 10 et – 13 %  dans les commerces de l’habillement, de la beauté-santé, de la chaussure et de – 6 % dans les secteurs jouet-cadeaux-culture.

Seuls l’alimentaire spécialisé et l’équipement de la maison font mieux qu’en 2019.

La fréquentation des magasins n’a pas non plus retrouvé ses valeurs de 2019 , en retrait de 14,9 %.

E-commerce. Malgré une forte augmentation des ventes en ligne en 2020 et 2021, « le chiffre d’affaires réalisé sur le Web par les commerçants ne compense que partiellement les baisses d’activité des points de vente dont le chiffre d’affaires par m² décroît », souligne Procos.

Dans l’habillement, les achats sur le Web représentent désormais 35% des ventes du secteur…

Textile, vêtements, accessoires, les boutiques subissent la concurrence massive du e-commerce (crédit photo : Hulki Okan Tabak – Pixabay)

 

Un contexte géopolitique et stratégique particulièrement tendu et anxiogène  – Covid, guerre en Ukraine, hausse des prix de l’énergie et des matières premières, engorgement du transport maritime… se traduit par un « choc d’offre » avec des goulets d’étranglement et une production industrielle inférieure à la demande mondiale.

Les tensions inflationnistes qui en découlent (certaines attisées par la spéculation) suscitent dans la population de grandes inquiétudes quant à l’évolution du pouvoir d’achat (voir infra, l’analyse du cabinet Astéres).

Tout ceci, estime Procos, « laisse craindre d’importantes conséquences sur la consommation dans les prochains mois, en particulier dans le commerce non-alimentaire. »

Après l’euphorie post-Covid et des dépenses de « rattrapage », laissant augurer avant le déclenchement de la guerre en Ukraine une croissance soutenue en 2022, la demande globale devrait marquer le pas et les consommateurs seront conduits à faire des arbitrages dans leurs achats.

« La hausse de 7% des produits de consommation courante, devrait entraîner une dépense supplémentaire de 30 euros par ménage et par mois… »

crédit photo : Pixabay

La course aux prix bas en pole-position

Les consommateurs qui s’étaient déclarés, il y a peu, sensibles aux critères environnementaux et sociétaux pour orienter leurs achats, sont à nouveau attirés par les premiers prix et le discount.

« Six Français sur dix se tournent le plus souvent possible vers des produits en promotion… »

Selon le Credoc, cité par Procos, ils ne sont plus que 39% (en baisse de 4 points) à se dire prêts à acheter plus cher des produits respectueux de l’environnement…

Entre charges incompressibles et dépenses contraintes (loyer, transport, chauffage…), beaucoup de ménages, notamment les plus modestes, doivent faire des arbitrages et sont conduits à restreindre les achats d’impulsion, de loisirs, festifs ou de divertissement.

Champion des prix bas, Michel-Edouard Leclerc, le président du groupement coopératif des magasins Leclerc, déclarait sur RMC le 30 juin, observer une baisse des achats dans les produits bio, un secteur qui avait pourtant le vent en poupe…

Commission d’enquête. Lors de son interview, le distributeur a réclamé la constitution d’une commission d’enquête parlementaire* pour traquer les pratiques spéculatives de certains groupes industriels et de services qui auraient profité de la guerre en Ukraine pour augmenter leurs tarifs sans réelle justification…

* Réagissant à la déclaration de Michel-Edouard Leclerc, la commission des affaires économiques du Sénat a décidé de se saisir de la question des causes de l’inflation des prix des produits de grande consommation, en accélérant les travaux de son groupe de suivi de la loi Egalim, et établir un premier bilan des causes de cette inflation le 20 juillet. Ces travaux devraient notamment éclairer les parlementaires lors de l’examen du projet de loi « Pouvoir d’achat ».

Repenser le modèle économique

Les commerçants ont vu leurs coûts d’exploitation augmenter fortement (frais d’approvisionnement, énergie, transport), subi des augmentations de loyers et de taxes foncières (la pandémie s’est notamment accompagnée d’une hausse des contentieux concernant les baux commerciaux, indique la Médiation des entreprises rattachée à Bercy)

Après deux années d’activité fortement perturbée par la crise sanitaire, marquées par des pertes de chiffres d’affaires dans de nombreux secteurs où le « rattrapage » de consommation n’est pas possible, la situation actuelle devient préoccupante.

Les évolutions actuelles interrogent aussi des stratégies d’implantation d’avant-crise : certaines enseignes avaient ciblé de nouvelles opportunités de croissance dans les « lieux de mobilité » : gares, aéroports, aires d’autoroute… La flambée des prix du carburant, la baisse des flux du tourisme international viennent contrecarrer ces choix.

Jusqu’à quand?

Nul n’est en mesure aujourd’hui de prédire le « retour à la normale »…

D’autres questions cruciales se posent aux commerçants :

  • Comment répercuter les hausses de coûts au consommateur sans détourner celui-ci des magasins?
  • Quel sera l’impact des arbitrages des consommateurs ou des restrictions/reports d’achat sur l’activité générale des commerces?
  • Comment répondre aux demandes de hausse de rémunération des salariés des points de vente dans un contexte de réduction des marges?
  • Comment réussir la nécessaire « transformation digitale » face aux plateformes du commerce en ligne, lorsqu’on s’est déjà endetté (PGE) et que la rentabilité au m2 baisse?

Quelles marges de manœuvre face à ces défis?

« Des hausses de loyers (indexation) à venir et des charges immobilières, un mur du coût de l’énergie qui se profile en 2023 et 2024, des frais de personnel qu’il faudrait pourtant pouvoir augmenter, l’augmentation à venir des taux d’intérêt et la baisse de rentabilité impacteront les capacités d’investissement de transformation pourtant vitale des entreprises du commerce », s’inquiète la fédération Procos.

Baisse de la demande, augmentation des coûts de transports et d’approvisionnement sont les trois premières sources d’inquiétude mentionnées par les enseignes adhérentes interrogées en juin.

Emmanuel Le Roch, délégué général de la fédération, craint que les entreprises les plus fragilisées soient conduites à fermer des magasins.

crédit photo : Anastasia Gepp – Pixabay

 

« Les magasins tiennent par la qualité de leurs vendeurs! »

 

 

 

Recruter et motiver. Les enjeux de ressources humaines sont aussi cruciaux dans un secteur à forte intensité de main d’œuvre et qui peine à recruter, à attirer de nouvelles compétences…

Vice-président de Procos, André Tordjman, président fondateur de Little Extra, président Du Bruit dans la Cuisine et Du Bruit dans la Maison,  plaide : « Les salariés ne doivent pas être la variable d’ajustement dans ce contexteNos commerces tiennent grâce à la qualité de nos collaborateurs! Nous avons absolument besoin de nous appuyer sur des collaborateurs, motivés et engagés. »

Magasin de Rennes de l’enseigne « Du bruit dans la cuisine »

Une équation difficile à résoudre face à l’augmentation des coûts d’exploitation et à la baisse tendancielle du chiffre d’affaires au m2.

Il faut donc innover, explorer de nouvelles pistes… Ainsi dans ses magasins, André Tordjman a mis en place d’autres critères que le chiffre d’affaires pour accorder des primes à ses salariés : ponctualité, qualité du service…

Par ailleurs, l’entrepreneur préconise de mettre en place des « solidarités de filière » entre fournisseurs et distributeurs, à l’instar de ce qu’il a fait pour promouvoir dans ses magasins les produits du fabricant d’articles ménagers Made in France Cristel.

Augmentations. L’enquête de juin auprès des enseignes adhérentes de Procos fait ressortir que 82% déclarent avoir augmenté les salaires depuis le début de l’année et 70% pensent pouvoir le faire entre septembre et janvier (des augmentations moyennes allant de 3,25% à 3,75%).

Procos interpelle le futur ministre du commerce afin qu’il « engage la suite des Assises du Commerce«  (lesquelles se sont tenues en décembre 2021 sans pour autant donner lieu à synthèse ni à décisions concrètes … NDLR).

La fédération demande aussi que soit « limitée à 2% de hausse l’indexation des loyers de commerce pour 2023 », que les entreprises du commerce bénéficient d’un accompagnement pour réussir leur transformation énergétique, ainsi qu’une réduction des impôts de production et un allongement du remboursement des PGE.

# Ces demandes rejoignent les 22 propositions portées par le Livre Blanc sur le commerce publié en février par Procos et l’Alliance du commerce, destinées à accélérer la transformation du secteur, par la maîtrise l’omni-canalité et une plus grande intégration des enjeux environnementaux. Les signataires de ce Livre Blanc pressent l’Etat  de « s’engager sur le déploiement d’un Plan stratégique Commerce 2030 qui mobilise des moyens financiers à la hauteur des enjeux ». 

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay

Parmi les 22 propositions du Livre Blanc pour Développer le Commerce :

    • Soutenir l’investissement dans la transformation digitale et écologique des commerces (de 11 à 22 milliards d’euros)
    • Accompagner l’investissement en faveur d’un commerce omnicanal français fort et résilient
    • Bâtir et dynamiser un écosystème d’innovation autour du commerce : favoriser le développement de start-up autour des acteurs du commerce , et encourager leur collaboration avec les enseignes
    • Encadrer la relation avec les grandes plateformes et garantir le respect des règles par l’ensemble des acteurs
    • Créer d’un dispositif de soutien pour les investissements réalisés sur une période de 5 ans (crédit d’impôt, suramortissement ou subvention) / Mettre en place d’un programme de financement des investissements omnicanaux avec la BPI et le système bancaire
    • Soutenir l’investissement dans la rénovation énergétique des locaux : dispositif de subvention ou de soutien fiscal pour inciter les enseignes à rénover leurs locaux (suramortissement ou crédit d’impôt)
    • Harmoniser l’affichage environnemental et faciliter son déploiement : via un dispositif unique – européen et français – facilement lisible par le consommateur et simple pour les entreprises
    • Soutenir le développement d’une offre de produits écoresponsables par un taux réduit de TVA (5,5%)
    • Rééquilibrer les relations entre les locataires et les bailleurs pour diminuer les coûts immobiliers et sauver le commerce physique
    • Développer un grand plan national de modernisation de toutes les zones de commerce avec l’appui des 1000 managers de Ville et d’un fonds de modernisation.

 

Un des piliers de l’économie française

crédit photo : Pixabay

Le commerce est un des principaux piliers de l’économie française, que l’on a tendance à sous-évaluer:  il compte selon l’Insee quelque 680 900 entreprises et emploie 3 millions de salariés. Avec un chiffre d’affaires global de 1 353 milliards d’euros, Il contribue chaque année à hauteur de plus de 215 milliards d’euros de valeur ajoutée à la création de la richesse nationale, soit 10,4% de la valeur ajoutée totale.

Même s’ils continuent de faire leurs achats dans les centres commerciaux et grandes surfaces de périphérie, les Français apprécient le commerce de centre-ville : 61% d’entre eux s’y déclarent personnellement attachés et 7 sur 10 s’y rendent au moins une fois par semaine, selon le dernier baromètre de l’association Centre-ville en mouvement, étude réalisée en partenariat avec l’Institut CSA et Clear Channel, à l’occasion de ses assises tenues à Strasbourg fin juin. 87 % des sondés considèrent que faire ses achats dans les commerces de centre-ville est un « véritable acte citoyen »!

 

L’inflation sape le moral des ménages

La confiance des ménages baisse de manière régulière depuis septembre 2021, observe le cabinet d’études économiques Astéres : « Au mois de juin, elle a atteint un point bas, à un niveau nettement plus faible qu’en 2020, au plus fort de la crise sanitaire. Depuis 2013, où la confiance des ménages avait atteint un creux historique jamais les Français n’avaient été aussi pessimistes quant à la situation économique. »

L’inflation a atteint 5,8 % en juin sur un an, selon les dernières estimations de l’Insee.

« L’inflation ressentie par les ménages s’est encore accrue en juin et n’a jamais été aussi élevée depuis 2008 », indique l’économiste Sylvain Bersinger dans sa dernière note d’analyse. « Alors que le pouvoir d’achat était en légère augmentation ces dernières années (à l’exception d’une stagnation en 2020), il devrait se contracter de -0,6 % cette année d’après l’Insee.  L’inflation soutenue cette année, plus rapide que la croissance des revenus, explique cette contraction, particulièrement forte sur le premier semestre, au cours duquel les prix se sont envolés alors que la progression des salaires et des pensions est restée atone. Sur le deuxième semestre 2022, l’Insee estime que le pouvoir d’achat devrait repartir à la hausse (+0,9 % au 3ème trimestre et +1,1% au 4ème trimestre) du fait des revalorisations salariales et des mesures d’aide attendue dans l’été (revalorisation des retraites et des minimas sociaux). Ce rebond ne serait cependant pas suffisant pour contrebalancer la contraction observée en début d’année. »