L’avidité de quelques dirigeants conduit-elle le capitalisme à sa perte?

L’affaire Carlos Ghosn relance la controverse sur les salaires extravagants de dirigeants de grands groupes. Des chiffres qui choquent les opinions publiques, attisent les mouvements contestataires et la montée du populisme. Les excès récurrents du capitalisme, auxquels la crise financière de 2008 n’a pas remédié, conduisent-ils le système à sa perte? C’est la thèse qu’argumente Christine Kerdellant dans un essai très documenté « Le suicide du capitalisme »* ? Analyse et commentaires.

 

Henry Ford est souvent cité comme le premier capitaliste clairvoyant du 20ème siècle, pour avoir proclamé : « Si je veux que mes ouvriers achètent les voitures qu’ils fabriquent, je dois mieux les payer … »

A l’époque, celle de l’industrie de masse, on estimait « normal » une échelle des salaires de 40 degrés entre , l’ouvrier de base et le patron…  Depuis l’explosion des marchés financiers dans les années 1980 (consécutive à la fin de la convertibilité or du dollar et au flottement généralisé des monnaies qui s’en suivit), les choses ont bien changé! Les écarts de salaires sont plutôt de 400, de 500 et même davantage…

L’espace d’une génération, les rémunérations des dirigeants des grands groupes industriels, bancaires, d’assurances et de services ont explosé dans le monde, atteignant des sommets vertigineux, sans commune mesure avec l’évolution « raisonnable » des revenus moyens de l’immense cohorte des salariés, cadres compris.

Les émoluments des « traders » – ces ex-agents de change – et des gérants de fonds spéculatifs ont eux aussi atteint des niveaux astronomiques, assortis de primes et de généreux bonus, sans rapport direct avec leur contribution réelle à l’économie productive traditionnelle. Comme s’il fallait consentir une récompense mirifique à ces nouveaux « alchimistes », capables de produire de l’argent rien qu’à partir de l’argent virtuel qui circule à la vitesse de la lumière sur les écrans interconnectés des marchés financiers de la planète … sans qu’il y ait nécessairement, en contrepartie, production ou échange de biens physiques ou de services!

Ce capitalisme spéculatif  – et même « spéculaire » – a été le modèle dominant jusqu’à la crise financière de 2008. Les dirigeants de grands groupes et des multinationales se sont focalisés sur « la création de valeur pour l’actionnaire« , quel qu’en soit le prix social. A coup de restructurations, délocalisations et opérations de fusions-acquisitions censées « booster » la valeur de l’entreprise, quitte à la vider de ses forces vives… En récompense, les artisans de ce Meccano financiaro-industriel se sont vu attribuer des rémunérations faramineuses, avec distribution à la clé de généreux paquets d’actions gratuites et de stock-options, assorties de primes tout aussi phénoménales (« Golden Hello« , « Golden Parchute« …), versées y compris parfois même lorsque le dirigeant ne réussissait pas l’opération…

Le dévoiement du capitalisme spéculatif a conduit à des aberrations  telles que l’utilisation à « contresens » des Bourses de valeur : des entreprises utilisant leur cash-flow (liquidités) pour racheter leurs propres actions sur les marchés financiers, plutôt que d’investir, ceci à seule fin de faire grimper le cours de l’action en Bourse!

On aurait pu croire que la grave crise financière de 2008 aurait servi d’alerte salutaire et conduit à un retour du bon sens dans la conduite des grandes entreprises…
Il n’en est rien, s’alarme la journaliste Christine Kerdellant dans son essai « Le suicide du capitalisme« *, dans lequel elle lance un cri d’alarme : « Nous courons à nouveau vers l’abîme »!

Carlos Ghosn, l’ex-président de l’Alliance Renault-Nissan, est soupçonné d’avoir dissimulé une partie de ses émoluments au fisc japonais

 

La grave crise de 2008 n’a pas servi de leçon

« Dix ans après la crise des subprimes, les principaux acteurs du capitalisme n’en ont pas tiré les leçons et sont en train de détruire le système, analyse l’essayiste. Ils en sont pourtant les premiers bénéficiaires : les nouveaux capitalistes sans foi ni loi, les grandes banques qui inventent des produits toxiques, les cabinets anglosaxons qui rédigent la législation des paradis fiscaux, les actionnaires et les PDG passés « dans leur camp » qui réclament une rentabilité du capital de plus en plus élevée au détriment des salariés…

« Les bonus des traders, des gérants de fonds et des responsables bancaires (…) sont revenus aujourd’hui à des niveaux supérieurs à ceux d’avant 2008″, constate l’auteur.

Son essai bien documenté retrace le passage, dans la seconde moitié du vingtième siècle, d’un « capitalisme managérial » (modèle inventé aux Etats-Unis, où les propriétaires du capital confiaient la gestion de leur entreprise à des managers expérimentés) à un capitalisme financier et spéculatif.  Auparavant, les dirigeants salariés de grands groupes étaient certes des « salariés mieux payés que les autres », mais des salariés quand même qui se souciaient de la prospérité globale de l’entreprise, au bénéfice de tous.

Désormais, ces managers sont passés dans le camp des actionnaires propriétaires qui ont lié leurs revenus aux bénéfices financiers du groupe, souvent dans une optique de court terme, supplantant toutes les autres considérations.

Entre 1980 et 2010, relève Christine Kerdellant, les revenus des PDG des grandes entreprises ont été multipliés par dix!

Ces dérives spéculatives, la rapacité de certains acteurs, ont un impact éminemment négatif sur les opinions publiques dans le monde. Ils nourrissent les mouvement anticapitalistes, les groupes d’activistes, les ONG tiers-mondistes. Elles attisent le ressentiment des populations et la défiance à l’égard des élites accusées de s’enrichir sur le dos des autres. Même si le niveau de vie général a beaucoup progressé depuis les années cinquante.

Les classes moyennes, les plus nombreuses, ont le sentiment de s’appauvrir face au train de vie luxueux des « People » et « happy-Few » étalé complaisamment dans les médias, et craignent le déclassement pour eux ou leurs enfants…

« La confiance ne peut revenir quand le PDG ou un grand banquier, qui gagnaient quarante fois plus que les salariés au début du siècle dernier, en gagnent aujourd’hui cinq cents ou mille fois plus, », analyse Christine Kerdellant.

 

Autre conséquence dommageable de ces extravagances, juge l’essayiste, elles créent dans l’esprit du public une confusion entre les dirigeants-salariés des grands groupes (en France, il s’agit d’ailleurs souvent d’ex-hauts fonctionnaires) et les vrais entrepreneurs qui, eux, risquent leur propre argent et peuvent tout perdre. Or, souligne l’auteur, « il est essentiel que les seconds puissent faire fortune en France, car c’est eux qui créent des entreprises, et donc des emplois. »

Des garde-fous peu efficaces pour réduire les excès

 

Ces excès du capitalisme ne laissent pas insensibles les dirigeants et les partis politiques, les pouvoirs publics, les syndicats de salariés, et aussi les syndicats patronaux. La CPME ne manque jamais de rappeler, lorsque sont brandis les chiffres faramineux des patrons de grands groupes, que le salaire moyen d’un dirigeant de PME, qui a souvent autant de soucis à gérer, tourne autour de 4 500 euros mensuels.

De leur côté, le Medef et l’Afep (qui regroupe les 120 premiers groupes cotés), préférant l’autodiscipline à la contrainte par la loi,  ont créé un code de bonne conduite, corpus de  recommandations destinées à  » améliorer le fonctionnement et la gestion (des sociétés) dans une plus grande transparence : le code Afep – Medef pose les principes de rémunérations fondées sur des critères exigeants de performance, sur une association du dirigeant au risque de l’entreprise ou encore sur l’interdiction de toute indemnité de départ en cas d’échec. »

L’Etat est-il légitime pour s’immiscer dans des décisions qui relèvent normalement des conseils d’administration des groupes privés? Tout juste, peut-il s’appliquer à lui même des règles de modération en matière de salaires au sein des entreprises publiques : en 2012, sous François Hollande, on a parlé d’instaurer le principe d’un multiple de 1 à 20, entre le plus bas et le plus haut salaire dans une société à capitaux publics (mais quid des super-rémunérations de Trésoriers-payeurs généraux ou des inspecteurs des finances hors-classe, rarement étalées sur la place publique?)

En Allemagne, raconte Christine Kerdellant, « un proche d’Angela Merkel a demandé que les actionnaires exigent un remboursement des bonus (par le patron) en cas de mauvais résultats. Mais ce remboursement, en Allemagne  comme aux Etats-Unis ou en France demeure une vue de l’esprit : même outre-Atlantique, où la clause de « clawback » est en théorie applicable, elle n’a jamais été appliquée »…

Le ressentiment populaire provoqué par ces excès, peut-il, par coagulation des mécontentements, des manifestations et actions violentes (type Black-Blocs, Gilets jaunes, altermondialistes…) conduire à un « conflit social généralisé » comme le redoute l’auteur?

Cela fait des décennies que Karl Marx, Lénine et leurs épigones prophétisent la fin du capitalisme et annoncent le « Grand soir »…  En attendant, c’est l’Union soviétique qui s’est désintégrée en 1989 et la Chine communiste qui s’est convertie au capitalisme…d’Etat.

A la fin de son essai, Christine Kerdellant a posé la question à quatre économistes , « le capitalisme est-il en train de se suicider? »

Denis Kessler compare le capitalisme à un phénix qui renaît en permanence de ses cendres et loue sa capacité à « s’auto-réguler » :  « Les crises permettent, in fine, de relancer le système. »…

Jean-Marc Daniel fait aussi valoir la grande force d’adaptation du système, même s’il connaît régulièrement des « convulsions » : « Il doit affronter des résistances, mais il les surmonte ». Et, selon l’économiste libéral, il surmontera toujours les crises à condition de répondre à trois défis: « tirer le meilleure de la concurrence, limiter les inégalités d’accès et assurer le désendettement du système ».

Un optimisme raisonné auquel fait écho le diagnostic  de Denis Kessler, pour qui le capitalisme et l’économie de marché restent le meilleur moyen de faire fonctionner l’ascenseur social : « concurrence, compétition et « contestabilité » conduisent sans cesse à redistribuer les cartes (…) des positions sociales et patrimoniales. » Pour cela le système doit permettre aux plus entreprenants, aux plus innovateurs « d’où qu’ils viennent » de réussir. Il réaffirme sa confiance dans le « rôle indépassable des marchés pour créer de la richesse avec les préoccupations sociales, sociétales et environnementales de plus en plus pressantes. »

Le suicide du capitalisme – Editions Robert Laffont –  2018 – 244 pages

Editions Robert Laffont 2018

 

Directrice de la rédaction de L’Usine nouvelle, Christine Kerdellant a débuté sa carrière comme cadre au sein d’une filiale de la SNCF, le Sernam.  Elle quitte rapidement l’entreprise publique pour s’adonner à  sa passion de l’écriture : elle commence par collaborer aux pages économiques du quotidien Le Monde, puis  intègre le groupe Jeune Afrique et enchaîne ensuite des postes à responsabilité dans la presse : la direction de la rédaction du mensuel L’Entreprise (au sein du Groupe Expansion), la direction d’un nouveau magazine, Newbiz, puis du Figaro Magazine avant de créer, avec son confrère Eric Meyer, le mensuel Arts Magazine. En 2007, elle rejoint la direction de la rédaction de L’Express comme adjointe de Christophe Barbier, tout en assurant la rédaction en chef du prestigieux mensuel économique L’Expansion, fondé en 1967 par Jean Boissonnat et Jean-Louis Servan-Scheiber. Depuis mars 2016, elle dirige la rédaction de L’Usine nouvelle. Parallèlement à ses responsabilités journalistiques, Christine Kerdellant a écrit une quinzaine de livres, touchant des univers très éclectiques, signe de son insatiable désir de découvertes, avec des essais, des thrillers, des romans sentimentaux ou historiques, comme le dernier en date sur Alexis de Tocqueville – « Alexis ou la vie aventureuse du comte de Tocqueville » (Robert Laffont 2015) – qui lui a valu un prix littéraire de sa région natale, la Normandie ainsi que le Prix Montesquieu de la Ville de La Brède.

Parmi ses essais, citons « Les Enfants-puce » (Denoël, 2003), sur la génération Internet-jeux vidéo, « Les Nouveaux Condottieres » (Calmann-Lévy), et aussi « Le Prix de l’incompétence » (Denoël, 2000), précurseur d’un nouveau livre sur ce thème : « Ils se croyaient les meilleurs… Histoire des grandes erreurs de management » (Denoël 2016). En 2017, elle a publié un essai remarqué sur le géant tentaculaire du Net, « Dans la Google du loup » (Editions Plon) dont Consulendo a rendu compte. J.G.