Entreprises & RSE : Le Sénat refuse la modification du Code civil voulue par le gouvernement

Lors de l’examen du projet de loi PACTE le 6 février, le Sénat a supprimé l’article 61 visant à réformer le Code civil pour y inclure la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise. Une majorité de sénateurs se sont rangés à l’avis des critiques jugeant que cet article, inspiré du rapport Notat-Sénard, faisait « peser un risque juridique et contentieux important sur les sociétés de toute taille… » Des associations patronales comme le CJD ont dénoncé le vote du Sénat.

 

L’hémicycle du Sénat

Dans le cadre de l’examen du projet de loi Pacte (déjà adopté en première lecture par l’Assemblée nationale), le Sénat a adopté le 6 février un amendement porté par des sénateurs Les Républicains supprimant l’article 61 du projet.

Rappelons que cet article, inspiré par le fameux rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, stipulait une réécriture de l’article 1833 du Code civil pour prendre en compte l’impact social et environnemental de l’activité des entreprises :

  •  « L’article 1833 est complété par un alinéa ainsi rédigé : « La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

 

Cette modification ouvrait par ailleurs la voie au développement des « entreprises à mission », un modèle de société intermédiaire entre l’ONG et l’entreprise privée,  et donnait aussi aux entreprises la faculté de se doter d’une « raison d’être« .

L’amendement adopté par le Sénat juge que cette réécriture du Code Civil (deux siècles après son adoption) faisait « peser un risque juridique et contentieux important sur les sociétés de toute taille. En effet, elle est de nature à favoriser des actions en responsabilité en raison d’une prise en considération, que certains acteurs pourraient estimer insuffisante, des enjeux sociaux et environnementaux. Comment le juge interprétera-t-il alors cette notion imprécise de prise en considération de ces enjeux ? »

« Une rédaction pesée au trébuchet avec le Conseil d’État… »

 

Agnès Pannier-Runacher Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie et des finances

Lors des débats, la secrétaire d’Etat auprès de Bruno Le Maire,  Agnès Pannier-Runacher, a souligné que la rédaction de l’article 61 voté en première lecture par l’Assemblée nationale, avait été « pesée au trébuchet avec le Conseil d’État; (elle) reprend les recommandations du rapport Notat-Sénard.

Le texte prend en compte les évolutions sociétales, mais aussi la réalité juridique. Les entreprises qui le souhaitent pourront se fixer des objectifs sociaux et environnementaux. »

Olivier Cadic, sénateur (UDI-UC)

 

 

Le sénateur UDI Olivier Cadic n’est pas de cet avis : « Cette définition, soi-disant pesée au trébuchet, est surtout risquée, car très large. Elle fixe une obligation de moyens. C’est irréaliste pour une TPE ou une PME et cela expose les dirigeants à des poursuites pour faute de gestion. Les conséquences sont difficiles à anticiper. » Il se rallie à la demande de suppression de l’article 61 du projet de loi.

 

Les sénateurs signataires de l’amendement demandant la suppression de l’article en question ont fait valoir que « le droit français est déjà particulièrement riche en matière de responsabilité sociale et environnementale (RSE) des sociétés. D’un point de vue législatif, la RSE se décline depuis le début des années 2000 dans une obligation de publication d’informations à caractère social et environnemental par les sociétés, aussi appelée « reporting » extra financier, en complément de la publication traditionnelle des informations financières. Par la suite, la loi faisant suite au Grenelle de l’environnement a amélioré et enrichi, en 2010, le volet social et environnemental du rapport de gestion, pour l’étendre, au-delà des sociétés cotées, à toutes les sociétés d’une certaine taille et pour prévoir des informations consolidées, incluant les filiales et sociétés contrôlées. Elle a également prévu que les institutions représentatives du personnel et les associations puissent présenter leur avis sur les démarches de RSE des entreprises. (…) Aussi, dans le but de ne pas fragiliser les entreprises, notamment les moins grandes, et au vu de la richesse du droit français en matière de responsabilité sociale et environnementale, le présent amendement propose de supprimer l’article 61. »

 

« La loi doit être frugale, sobre, juste et efficace… »

 

Lors des débats, le sénateur Jean-Marc Gabouty (RDSE), vice-président de la haute assemblée, ironise : « Une entreprise a vocation à produire des biens et services, pas à faire de la philosophie! Pour un chef d’entreprise, réfléchir, dès qu’il se lève le matin, à la raison d’être de son entreprise, c’est plutôt le symptôme d’un état dépressif… »

 

Françoise Gatel, sénatrice (UDI-UC)

 

La sénatrice (UDI) d’Ille et Vilaine, Françoise Gatel, renchérit : « Les lois successives sur le travail, et l’environnement, et les normes ont assigné de multiples obligations aux entreprises. La loi n’a pas pour objet de philosopher mais de fixer un cadre ; or ce cadre est déjà là. La loi doit être frugale, sobre, juste et efficace. »

 

Le CJD demande la réintégration dans la loi de l’article 61

Le Centre des jeunes dirigeants d’entreprises (CJD), qui représente un courant humaniste et progressiste au sein du patronat,  demande la réintroduction intégrale de l’article supprimé.

« D’après le sénateur Jean-Marc Gabouty, les entreprises ont comme seul objet de « produire des biens et des services, pas de faire la philosophie » et pour leurs dirigeants, penser à la raison d’être peut « se terminer mal parce que c’est l’expression d’un état dépressif ». Un discours pareil est aujourd’hui totalement irresponsable. Ce qui motive un entrepreneur, c’est le sens et la mission. Faire croire que son seul horizon est le profit est une insulte à lui-même, à ses collaborateurs, à ses clients et à ses actionnaires.

L’article 61 donne justement les moyens aux entrepreneurs d’exprimer leur sens des responsabilités.  Le CJD demande donc sa réintroduction intégrale.

Cet article n’est que le début de la reconnaissance de la responsabilité des entreprises. On ne peut plus faire comme si les fractures sociales et l’urgence écologique n’existaient pas. Nous devons transformer en profondeur notre économie pour la mettre véritablement au service de l’Homme. »

Par ailleurs, l’association Les Dirigeants Responsables de l’Ouest qui fédère 103 chefs d’entreprises des Pays de la Loire et de Bretagne (employant plus de 40 000 salariés),  engagés en RSE,  déclare « ne pas comprendre » cette décision :  « La Responsabilité sociétale des entreprises n’est pas une question de philosophie comme le pense le sénateur Jean-Marc Gabouty mais de pérennité de nos modèles économiques, de volonté de contribution face à une urgence sociale et environnementale qui n’est plus à démontrer », explique Lionel Fournier, président de l’association et dirigeant au sein d’un groupe mutualiste. « Nous n’acceptons pas l’argument de la RSE comme un possible frein à la compétitivité des entreprises. Tout prouve le contraire. Nous avons mené une étude avec la Banque de France en 2016 qui démontre précisément que l’engagement RSE est un indice de compétitivité durable ».

« La création d’un statut Entreprise à mission est un espace de liberté supplémentaire pour les entreprises qui s’engagent. Pourquoi les priver de cette possibilité ? C’est une démarche volontaire, vertueuse qui s’inscrit, pour nos entreprises, dans une vision solidaire et porteuse de sens. C’est aussi une attente des salariés et des citoyens », précise Philippe Oléron, membre des DRO et dirigeant d’une entreprise informatique.

Lionel Fournier appelle « les députés qui vont se prononcer sur le texte en commission mixte paritaire à l’Assemblées nationale, le 20 février prochain, à prendre leurs responsabilités et à soutenir l’engagement sociétal positif des entreprises.»

Le texte du projet de loi PACTE va être examiné à partir du 20 février en commission mixe paritaire des deux chambres, puis devra être voté en termes identiques. En cas de désaccord,  il devrait y avoir une nouvelle lecture à l’Assemblée nationale puis au Sénat avant un éventuel dernier mot à l’Assemblée nationale.

A suivre.