ESSAI
Jérôme Fourquet ausculte les fractures de la France

La crise des Gilets Jaunes a mis à nu les fractures profondes de la société française. Dans « L’ Archipel français »* le politologue Jérôme Fourquet analyse les racines de cette dislocation de notre société. Une « tectonique » a fait glisser la France traditionnelle sous une France nouvelle, que les plus anciens ont peine à reconnaître. L’essayiste  qualifie cette métamorphose d’ «archipelisation» de la société tout entière, caractérisée par l’éclatement des références culturelles communes qui lui servaient de ciment. Son analyse éclaire la crise qui travaille notre pays depuis des années et rend encore plus urgente la nécessité de retisser un « vivre-ensemble ».

Rémy Arnaud rend compte de ce livre pour Consulendo.

 

La France est devenue « un archipel d’îles s’ignorant les unes les autres »…

♦ Jérôme Fourquet, politologue, directeur du département Opinion à l’IFOP

 

Pourquoi parler d’archipel ? Tout simplement pour illustrer d’une manière imagée la métamorphose de la société française. Notre République naguère « une et indivisible » est en train de se fragmenter, de se disloquer en une multitude d’ensembles qui n’ont plus de rapport entre eux : des îles donc.

Certes tous les Français d’un certain âge ont vécu et mesurent les extraordinaires mutations de la société au cours des dernières décennies !

Jérôme Fourquet – IFOP

Jérôme Fourquet a le mérite de les décortiquer par le menu, en fouillant jusqu’aux racines de ces multiples fractures.

Le politologue s’appuie notamment sur les enseignements d’innombrables sondages réalisés au fil des ans par l’IFOP, le célèbre institut dont il est un des responsables.

Voici quelques unes des grandes transformations décrites dans son essai « L’ Archipel Français », sous-titré « Naissance d’une nation multiple et divisée ».

R. A.

 

# Le déclin du catholicisme

La première raison de cet émiettement de notre société vient de ce que Jérôme Fourquet appelle la «dislocation de la matrice catholique de notre pays».

Pays chrétien tout au long de son histoire, la France a bénéficié du ciment apporté dans une grande partie de la population par la pratique religieuse, ses rites, ses traditions et ses valeurs morales. Ce ciment religieux est en train de se déliter d’une manière spectaculaire. Avec une accélération très rapide au cours des dernières années.

Ainsi 30% des enfants sont aujourd’hui baptisés comparé à 49% il y a vingt ans.
La pratique religieuse évaluée sur le critère de l’assistance à la messe dominicale ne concerne plus que 7% des baptisés et 6% seulement de l’ensemble de la population.

Indice encore plus révélateur du déclin de la religion catholique : la disparition du prénom de Marie. Ce prénom porté par la mère de Jésus était donné à une petite fille sur cinq au début du 20ème siècle. En 1970, seulement 1% des nouvelles-nées recevaient ce prénom. Aujourd’hui avec 0,3% des occurrences, il n’a plus qu’une place anecdotique…
Autre reflet de ce déclin : le nombre de religieux qui atteignait le chiffre de 177 000 à la veille de la Révolution et qui s’était maintenu à ce niveau jusqu’en 1950 s’est littéralement effondré. Il ne sont plus aujourd’hui que près de 50 000.

#Le déclin du parti communiste

« L’archipélisation » de la société française a une autre cause, le déclin du parti communiste français. Le PCF qui était en quelque sorte le pendant laïque du catholicisme, contribuait aussi depuis le milieu du vingtième siècle à la structuration de la société française.

Avec les gaullistes, les communistes apparaissaient comme les grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, auréolés des hauts faits de la Résistance. Leurs idées ont influencé le programme économique et social mis en œuvre au lendemain de la guerre. Le PCF exerçait aussi une influence importante au sein de l’intelligentsia et « noyautait » nombre d’associations et de réseaux œuvrant dans le corps social, sans parler du relais syndical via la CGT « tenant » les grands secteurs stratégiques, énergie, transports …

Le vote communiste était monté jusqu’ 30% de l’électorat au lendemain de la Libération : il a été divisé par dix en l’espace de deux générations.

En Ile-de-France, un des fiefs historique du parti communiste, le nombre des mairies qu’il contrôle est en chute libre : 147 en 1977, 53 en 2001, plus que 37 aujourd’hui… Quant au célèbre quotidien communiste  L’Humanité, il a vu sa diffusion s’effondrer de 150 000 exemplaires en 1972, année de lancement du Programme Commun de gouvernement avec les socialistes, à 34 000 aujourd’hui !

#L’explosion du nombre des divorces

L’effacement de ces deux organisations structurantes pour la société française est allé de pair avec ce que Jérôme Fourquet appelle un « basculement anthropologique » : autrement dit, un changement rapide des mœurs. La plus significative étant la crise d’une institution séculaire : le mariage.

Si le nombre d’unions célébrées se maintient tant bien que mal (400 000 par an), celui des divorces augmente de manière spectaculaire. En 1950, un mariage sur 8 se terminait par un divorce , près de 40% aujourd’hui!
Simultanément, en un demi- siècle on observe une explosion des naissances hors mariage : en 1970 une naissance sur dix était dans ce cas, en 1985 le pourcentage atteignait les 20% et … 60% aujourd’hui, près des deux-tiers!

#Le désir d’individualisation

Autre évolution marquante dans les attitudes et les comportements, l’individualisme, manifesté par un désir croissant « d’invidualisation » qui règne désormais en maître dans la société française. Cette tendance prend parfois des formes imprévues. Ainsi, la  vogue croissante du tatouage, jadis pratique confidentielle elle est désormais suivie par un Français sur huit.
Ignorée par les seniors elle concerne désormais près de 20% des 35-50 ans.

Dans la même veine qui se démarque des pratiques traditionnelles, l’auteur pointe le recours croissant à l’incinération…

On lira aussi avec intérêt un long développement de l’auteur sur l’évolution des prénoms donnés aux enfants. Au début du 20éme siècle les parents puisaient dans une liste de 2 000 noms, aujourd’hui leur choix s’élargit à un florilège qui en compte 6 fois plus : 12 000 prénoms !

Le choix du prénom devient de plus en plus un marqueur social. Jérôme Fourquet ne manque pas de pointer le choix de prénom à consonance anglo-saxonne dans les milieux populaires, fans de séries et de stars d’origine américaine. En remarquant au passage l’occurrence de ce type de prénoms parmi les électeurs du Rassemblement national.
A l’inverse l’auteur se plait à citer le retour au sein de la bourgeoisie catholique de prénoms traditionnels voire surannés comme Sixtine, Aliénor, Isaure, Bertille, Sybille …

#L’impact inquiétant des réseaux sociaux

La fracturation de notre société est aussi concomitante avec la montée en puissance spectaculaire de l’influence des réseaux sociaux dans le façonnement des opinions. Ces nouveaux canaux d’information et de déformation charrient un flot continu de « fake-news » qui se diffusent à la vitesse de l’éclair tandis qu’augmente le nombre des adeptes de la fameuse « théorie du complot ».

Le cartésianisme qui caractérisait la pensée française est aujourd’hui mis à mal au profit d’une crédulité hautement contagieuse comme l’a parfaitement analysé le sociologue Gérald Bronner. C’est ainsi que 32% de nos concitoyens sont persuadés que « le virus du SIDA a été créé en laboratoire et testé sur les africains avant de se répandre à travers le monde »… Ce qui bien sûr est complètement faux.

La mauvaise information chassant la bonne, cette dérive inquiétante pour la vie démocratique va de pair la perte d’influence des médias « de qualité », lesquels faisaient naguère référence. La diffusion du journal Le Monde, véritable institution créée à la Libération, est passée de 407.000 exemplaires quotidiens en 2002 à quelque 300 000 aujourd’hui. Les grands journaux d’information, imprimés et audiovisuels, voient leur audience baisser au profit de la consultation compulsive des réseaux sociaux où chacun pêche le pire plutôt que le meilleur, généralement pour conforter ses propres préjugés…

#La « France d’en bas » vs La« France d’en-haut »

Résultat le plus frappant de tous ces bouleversements sociétaux : la déconnexion des élites du reste de la population. Cette classe supérieure se complaît dans « l’entre-soi », en se coupant des catégories populaires. Une césure de plus en plus marquée entre « France d’en haut » et « France d’en bas », pour reprendre la formule popularisée par Jean-Pierre Raffarin. Un divorce préoccupant qu’a mis en évidence le mouvement des Gilets Jaunes.

 

La répartition de la population sur le territoire illustre bien cette dichotomie : le cœur des métropoles abritant cadres, professions libérales et professions intellectuelles, tandis qu’une France populaire est contrainte de se loger dans des zones périphériques et les territoires périurbains.

Cette évolution est particulièrement flagrante à Paris : sa population en 1982 se composait de près d’un quart de cadres et de professions intellectuelles ; ce pourcentage a doublé depuis lors pour atteindre près de la moitié. Parallèlement, la classe ouvrière a en grande partie disparu de la capitale sous l’effet conjugué de la désindustrialisation et de l’explosion du prix de l’immobilier.

Cette situation contribue à exacerber la fracture et les incompréhensions entre catégories sociales : les classes dites favorisées ont de plus en plus de mal à appréhender la réalité sociale du pays. Si l’on ajoute à cela la fin du brassage social que facilitait jadis le service militaire obligatoire, on comprend le sentiment croissant au sein de la population de la persistance voire de l’aggravation des inégalités.

Un des signes révélateurs en est  la « panne de l’ascenseur social » observée dans notre pays où la passion égalitaire est fortement ancré dans les mentalités. L’accès aux études/écoles les plus prestigieuses, tremplin républicain vers la promotion sociale, devient plus en plus « fermé »: le pourcentage des enfants issus des milieux les plus favorisés ne cesse de progresser au détriment des enfants d’ouvriers ou d’employés au sein des grandes écoles comme Polytechnique ou l’ENA, viviers de l’élite dirigeante du pays. Dans cette dernière dont l’existence est remise en question par l’exécutif – qui en est pourtant largement issu -, la grande majorité des élèves proviennent des couches supérieures de la société, cadres supérieurs du privé, hauts fonctionnaires, professions libérales. Conséquence, l’élite de notre pays se retrouve de moins en moins en phase avec les difficultés quotidienne que vivent les catégories les moins favorisées de la population.

 

#Les défis de l’intégration des immigrés et de leurs descendants

Autre facteur explicatif  des fractures françaises : le poids croissant des populations issues de l’immigration arabo-musulmane qui ont nourri la constitution de nouveaux « ghettos » dans la plupart des grandes villes. En Ile-de-France, dans le département de la Seine Saint Denis, 30% des nouveau-nés portent désormais un nom d’origine maghrébine ou africaine… Si l’intégration des immigrés originaires de l’Europe est largement achevée depuis des décennies,  des progrès restent encore à faire pour tous ceux en provenance du Maghreb et d’Afrique Noire, dont les traditions culturelles et religieuses demeurent différentes des européennes. Même si chacun peut citer autour de lui de nombreux exemples d’intégration réussie. Ainsi sur les 3 000 marins de l’emblématique porte-avion Charles de Gaulle, 10% sont d’origine arabo-musulmane. De même, une étude réalisée dans le rectorat de Créteil révélait que 30% des candidats aux concours de l’Education nationale provenaient de l’immigration.

#Refonder le « socle commun » de notre République, un défi pour les politiques

Notre vie politique est évidemment profondément affectée par tous les bouleversements sociaux et culturels analysés à la loupe par Jérôme Fourquet. Et ce n’est pas fini.

Il suffit de rappeler l’émergence, contre tous les pronostics, d’un puissant mouvement politique permettant l’élection d’Emmanuel Macron, constitué massivement d’urbains, diplômés, ayant un bon niveau de vie, ouverts sur le monde, et donc acceptant à la fois la mondialisation et le libéralisme économique dont ils sont bénéficiaires.

En contrepoint, l’actualité de ces derniers mois a été marquée par l’irruption violente et inattendue de la révolte des Gilets Jaunes, une coagulation de personnes peu diplômées,  avec de faibles revenus ou des situations de précarité socio-professionnelle, personnes souvent isolées, se sentant en déréliction dans des petits bourgs ou à la périphéries des villes, rejetant la mondialisation économique et financière, et les classes dirigeantes dont elles se considèrent comme les principales victimes.

Ces événements confirment à quel point la société française est fragmentée.

Le défi actuel pour les dirigeants politiques? Trouver les moyens de rebâtir un « socle commun » qui puisse recréer une unité perdue.

Ce qui est loin d’être gagné, car, estime Jérôme Fourquet, « l’agrégation des intérêts particuliers au sein de coalitions larges est tout simplement devenue impossible ».

 

En conclusion, l’auteur se hasarde à tracer quelques pistes susceptibles de redonner cohérence à notre vie politique.

Elles sont au nombre de trois. La première serait « d’imposer définitivement le nouveau clivage « gagnants-ouverts » / »perdants-fermés » en lieu et place du vieux clivage gauche-droite », mais cette reconfiguration est loin d’être achevée.

La seconde piste serait « d’instiller une dose plus ou moins forte de proportionnelle dans le mode de scrutin aux élections législatives afin d’assurer une meilleure représentation des différentes îles de l’archipel ».

Enfin troisième piste lancée par l’auteur, un recours plus fréquent au référendum. Une voie qui fait écho à l’une des principales revendications des Gilets Jaunes, le « RIC », référendum d’initiative citoyenne…

Il n’est pas impossible que le recours plus fréquent à la voie référendaire s’impose dans un proche avenir, d’autant que l’exécutif actuel n’y est pas hostile. Le succès ou l’échec du référendum d’initiative partagée (RIP) sur les privatisations seront à cet égard un bon test.

Mais il est fort probable que cette réforme à elle seule ne suffira pas  à ressourcer et à refonder notre République face aux multiples forces contradictoires qui la déstabilisent.

Rémy Arnaud  Journaliste économique, Rémy Arnaud est l’auteur de deux ouvrages de référence, « La France en chiffres » et « Les 100 villes qui font l’économie française ».

Editions du Seuil – 2019

 

*L’Archipel Français
Naissance d’une nation multiple et divisée

Par Jérôme Fourquet

Avec de nombreuses cartes, tableaux et graphiques originaux réalisés par Sylvain Manternach, géographe et cartographe.
380 pages.
Le Seuil – 2019
Prix du livre politique 2019