L’avenir du travail indépendant … en questions

La France compte plus de 3 millions d’indépendants. Leur nombre a nettement augmenté avec l’arrivée en force, à partir de 2009, des « auto-entrepreneurs » (aujourd’hui « micro-entrepreneurs »). Cette montée en puissance des indépendants annonce-t-elle une reconfiguration en profondeur du monde du travail et le déclin du salariat? Est-elle le signe d’une précarisation de la condition des actifs, conséquence de la « flexibilisation » continue de l’économie ?  Quant à la réforme des retraites en France, elle pourrait rendre moins attractif le statut de non-salarié…

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« En France 3,1 millions de personnes travaillent avec un statut d’indépendant. Après avoir reculé pendant des décennies, le nombre des indépendants croît depuis le milieu des années 2000, essentiellement dans les services, » note l’Insee dans une intéressante étude publiée cet été.

La création du régime d’auto-entrepreneur, début 2009, porte cette croissance, reconnaît l’Institut de la statistique.

«Depuis le milieu des années 2000, l’emploi indépendant progresse, ce qui rompt avec la tendance des décennies antérieures. La croissance est continue malgré la baisse des effectifs dans l’agriculture et le commerce de détail en magasin, notamment les métiers de bouche (boulangerie, boucherie, charcuterie, poissonnerie, etc.). La croissance récente de l’emploi indépendant non salarié repose essentiellement sur le développement du tertiaire, sous l’effet de l’extension des services et des professions de santé», analyse l’Insee dans son étude.

Pour l’Institut, cette montée en nombre des indépendants « reflète les mutations du monde du travail depuis plus d’un siècle. Prédominant en France jusqu’au début des années trente, le travail indépendant s’est ensuite progressivement réduit au profit du salariat, qui s’est imposé comme modèle d’emploi dans la société industrielle et a servi de socle à la construction du droit du travail et de la protection sociale des actifs. La réduction de l’emploi indépendant s’est poursuivie jusqu’à la fin du 20e siècle, sous l’effet d’importants gains de productivité agricole, de l’industrialisation de nombreuses activités et du développement de la grande distribution. »

Le retournement à la hausse du nombre des indépendants « se dessine au début des années 2000, lorsque les baisses s’atténuent dans l’agriculture et les petits commerces et que la croissance s’amplifie dans la construction et surtout les services. Les transformations de l’environnement économique, notamment le recours grandissant des entreprises à l’externalisation ainsi que la création, sur la période récente, de plateformes d’intermédiation, ont contribué à l’extension du travail indépendant. Plusieurs politiques publiques en faveur de la création d’entreprises ont également facilité, à partir de 2003, la création d’entreprises nouvelles », souligne l’Insee.

Le succès fulgurant du régime de l' »auto-entrepreneur » dope l’emploi indépendant

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La création par Hervé Novelli en 2009 du régime de l’auto-entrepreneur (rebaptisé depuis 2016 « micro-entrepreneur« )  a connu dès son lancement un succès fulgurant, au-delà même de toutes les prévisions!

En permettant notamment le cumul d’activité, pour des salariés, des fonctionnaires, des étudiants ou des retraités…

Même si les revenus moyens déclarés par les auto-entrepreneurs sont inférieurs au SMIC – ce qui confirme son statut d’activité « d’appoint » -, leur nombre qui s’accroît chaque année depuis dix ans, est impressionnant.

« Les micro-entrepreneurs représentent 42% des non-salariés en 2018, contre 26% en 2011 », souligne André Letowski, expert en entrepreneuriat.
« Fin 2018, la France compte 1,36 million de micro-entrepreneurs (ME), administrativement actifs, mais 1,012 million économiquement actifs, à comparer au chiffre de 3,264 travailleurs indépendants (ME compris) », précise André Letowski, se fondant sur les chiffre des Acoss (la Caisse nationale du réseau des Urssaf)

 

« Hormis en 2010 où il a dépassé 400 000, le nombre d’immatriculations au dispositif micro-entrepreneurs a oscillé entre 305 000 et 335 000 jusqu’en 2016, puis 373 000 en 2017, et 461 000 en 2018 et environ 270 000 radiations sur les deux dernières années.

« En ce qui concerne les radiations, 67% sont le fait des micro-entrepreneurs eux-mêmes, et 33% d’une radiation automatique (du fait de l’absence de recettes pendant 8 trimestres consécutifs), et 0,3% pour dépassement de seuil », explique l’expert dans sa lettre mensuelle.

L’Insee note pour sa part que « dans certaines professions, le micro-entrepreneuriat a supplanté les formes traditionnelles d’emploi indépendant en l’espace de quelques années.

C’est le cas des métiers de l’enseignement (formation continue, disciplines sportives ou de loisirs), des arts et du spectacle, de services spécialisés dédiés aux entreprises (design, photographie, traduction, etc.) ou aux particuliers (réparateurs de biens personnels et domestiques, thérapeutes, etc.) : en 2016, 63 % des indépendants non salariés de ces activités exercent en tant que micro-entrepreneurs.

En dehors des services, les micro-entrepreneurs sont également très présents dans la construction (115 000 en 2016, soit 31 % des indépendants non salariés) et de la vente au détail sur les marchés ou à distance (81 000, soit 68 %).

Cependant, le régime de la micro-entreprise reste marginal au sein d’activités pour lesquelles une qualification professionnelle ou l’existence d’un capital s’impose (pharmacies, activités juridiques et comptables, transports routiers de fret, santé.) » Dans ces métiers, le statut « classique » de profession libérale demeure la norme pour ces travailleurs indépendants, souligne l’Insee.

Le vieillissement de la population devrait d’ailleurs entraîner une forte demande en matière de métiers de santé, de soins à domicile, d’assistance aux personnes âgées, et plus généralement de services personnalisés aux particuliers, soit un potentiel important de croissance pour le travail indépendant.

Cumul d’activités salariées et non-salariées

« Les conditions de cumul d’activités salariée et non salariée sont très différentes selon le régime social de l’indépendant », précise l’Insee. « Pour les micro-entrepreneurs pluriactifs, l’activité salariée est souvent celle qui leur permet de subvenir à leurs besoins, les revenus générés par l’activité non salariée étant très faibles. En effet, quel que soit le secteur non agricole, le micro-entrepreneuriat rapporte peu : 75 % des micro-entrepreneurs économiquement actifs perçoivent moins de 680 euros mensuels« .

« L’activité exercée en tant que micro-entrepreneur est souvent éloignée de leur activité salariée : six fois sur dix, elle relève d’un secteur différent. Les micro-entrepreneurs qui ne sont pas pluriactifs (71 % d’entre eux) disposent parfois d’autres ressources, comme des indemnités de chômage ou une pension de retraite.

« Pour les professions libérales, les revenus non salariés sont nettement plus rémunérateurs que pour les micro-entrepreneurs, même si les écarts sont marqués selon les métiers. »

L’étude de l’Insee fait aussi ressortir les disparités existant quant à la répartition des indépendants sur le territoire national.
Ainsi dans les régions du Sud :  « en Occitanie, où les indépendants représentent 15 % des actifs en emploi (12 % en moyenne nationale), le poids important de l’agriculture et un chômage élevé concourent à cet effet. En Corse, les conditions d’accès aux grands pôles d’emplois et aux commerces sont en outre plus difficiles, ce qui favorise le maintien de petites entreprises indépendantes artisanales, commerciales ou de services dans les territoires. La proportion d’indépendants y atteint 18 %. »

Par ailleurs, « le tourisme génère des emplois indépendants dans l’hébergement et la restauration, le commerce, mais aussi dans l’enseignement de disciplines sportives ou de loisirs et les transports. Les territoires de montagne et les littoraux de métropole, de Corse et des départements d’outre-mer sont les plus concernés. » Dans ces régions touristiques le poids des indépendants est plus élevé dans les métiers concernés (de l’ordre de 15%) que dans la moyenne nationale.

La dépendance économique à un client unique ou dominant fragilise les indépendants …

Dans une autre étude, tout aussi intéressante, parue au mois d’avril, l’Insee révèle qu’un indépendant sur dix dépend économiquement d’un client unique ou dominant.

« Sur 3,1 millions d’indépendants recensés en France, 920 000 personnes, soit 30 % des indépendants, exercent leur activité en étant soumises à une relation dominante avec une autre entité économique », précise l’Institut de la statistique. Cette entité économique peut être soit un client direct, une « relation amont » (pour l’Insee, cela peut être un groupement, une centrale d’achat, une coopérative, un réseau de franchise, de licence de marque, une location-gérance, etc.) ou un « intermédiaire » (comme par exemple une plateforme numérique). »

 

« Ces relations de dépendance imposent des contraintes : elles limitent l’autonomie quant au contenu des tâches, aux horaires et à la fixation des prix », souligne l’Insee.

« La dépendance à un client est la première forme de dépendance : elle concerne 10 % des indépendants. Plus nombreux dans l’information-communication, les transports et les services aux entreprises, ils sont à la fois contraints sur leurs horaires et en manque de travail.

« Les dépendants d’une « relation amont », soit 7 % des indépendants, sont pour moitié des agriculteurs et pour un cinquième dans le commerce. Ils sont plus souvent employeurs, en société, avec des associés ou insérés dans des réseaux. Ils sont moins diplômés. Ils travaillent davantage que les autres. (…)

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« Les dépendants d’un « intermédiaire » (y compris d’une plateforme numérique) représentent 4 % des indépendants. Ils sont plus présents dans les secteurs du transport, de l’immobilier et de l’information-communication. En moyenne, ils travaillent moins que les autres et sont bien plus nombreux à souhaiter travailler davantage. »

Et comme on peut s’en douter, « plus le client principal pèse dans leurs revenus, plus les indépendants anticipent des difficultés importantes s’ils venaient à le perdre« , note l’Insee !

Tous les experts le répètent aux futurs entrepreneurs : il faut diversifier sa clientèle! Ce qui est loin d’être évident pour un indépendant qui joue les « hommes-orchestres », devant à la fois produire ses prestations, prospecter de nouveaux contrats, fidéliser les bons clients, gérer les tâches administratives…

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Les travailleurs sous statut indépendant liés à une plateforme Internet de services semblent aujourd’hui les plus en peine à diversifier un « portefeuille » de clients et sont placés dans une dépendance économique étroite. C’est pourquoi de nombreux cas de requalification de certains de ses travailleurs en salariés ont récemment défrayé la chronique…

Les nouveaux « tâcherons » du 21èmle siècle. Cette dépendance assortie d’une précarisation financière, avec une faible couverture sociale pour faire face aux aléas, donnent de ces indépendants, souvent par défaut, l’image peu reluisante de « tâcherons » de l’e-économie…

Le salariat a encore de beaux jours devant lui!

Par comparaison le salariat, malgré le « lien de subordination » qu’il implique, reste paré d’une foule d’avantages sociaux et économiques qui le rendent toujours attrayant.

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D’autant que de nombreuses entreprises sont à la recherche de salariés plutôt que de « prestataires » externes, dans des secteurs qui requièrent des compétences ou des formations spécifiques, comme les soudeurs, les chaudronniers, la restauration et l’hôtellerie, la grande distribution, la robotique, etc…

Ces entreprises ont besoin de s’appuyer de façon permanente sur un nombre important de collaborateurs dans la durée, surtout si elles ont investi dans leur formation.

Les chiffres sont têtus : même si la France compte 3,1 millions d’indépendants, elle dénombre pour l’heure 23,7 millions de salariés, dont 5,7 millions de fonctionnaires (chiffre record historiquement). Soit près de huit fois plus de salariés que d’indépendants!

Outre le fait que beaucoup de métiers continueront à s’exercer dans le cadre d’un contrat de salariat (gage de continuité dans la fonction et dans les productions ou prestations de l’entreprise), la grande majorité des travailleurs sont aussi dans une demande de « sécurisation » de leur vie professionnelle. C’est pourquoi le CDI (contrat à durée déterminée) revêt encore une telle aura socio-économique et culturelle – il reste notamment le sésame pour obtenir plus facilement  un crédit…

On observe d’ailleurs que dans des secteurs comme le médical, traditionnellement tourné vers l’exercice en libéral, les jeunes générations recherchent plutôt un emploi salarié pour échapper à la surcharge administrative que représente à leurs yeux le travail indépendant.

Le statut d’indépendant demeurera toujours un choix assumé pour des tempéraments entreprenants et volontaires, notamment dans des professions de services et d’expertise pointue (avocats, architectes, consultants, créatifs, etc.), ou sur des marchés où des savoir-faire spécifiques sont recherchés par les clients, c’est le cas des métiers artisanaux notamment.

Mais la réforme en cours des retraites, qui prévoit l’unification des régimes et des différentes caisses, introduit une nouvelle source d’incertitude pour l’avenir des indépendants : en effet ceux-ci verraient leur cotisation retraite doubler, passant de 14% à 28% de leur revenu d’activité, ce qui constituerait une charge écrasante, qu’ils ne pourraient guère répercuter dans leurs tarifs, et qu’ils percevraient comme une menace de  paupérisation…

Il est en tout cas certain que, du fait de la transformation profonde de la nature du travail et de sa réorganisation sous l’impact des nouvelles technologies, beaucoup de personnes seront amenées au cours de leur vie professionnelle à exercer leur(s) activité(s) sous différents statuts, à enchaîner des situations différentes, dans des entreprises différentes, parfois avec un contrat de salarié, parfois avec un contrat de prestataire indépendant, voire parfois en combinant les deux.

Un avenir que préfigure l’exemple, certes encore minoritaire, de ces travailleurs « protées »  appelés « slasheurs ».

J.G.

Les indépendants en Europe

En 2017, les indépendants représentent 11,5 % des personnes en emploi en France, contre 14,5 % dans l’Union européenne (UE). Cette part dépasse 20 % en Grèce et en Italie. En moyenne dans l’Union européenne, 18 % des indépendants ont un client dominant (un seul client ou un client représentant au moins les trois quarts de leurs revenus). La proportion est la même en France ; elle est un peu moins élevée en Allemagne (15 %) ou en Espagne (13 %), mais est bien plus élevée au Royaume-Uni (29 %) ou en Suède (25 %). Parmi ces indépendants ayant un client dominant, 22 % déclarent qu’il détermine leurs horaires en moyenne dans l’UE, contre 15 % en France. (source Insee)