L’AVENIR DU TRAVAIL #1
Le Sénat ausculte nos nouvelles façons de travailler

La crise sanitaire a accéléré les transformations du monde du travail : éclatement spatio-temporel de l’activité, massification du télétravail, expansion du nombre des indépendants, essor des plateformes Internet,  précarisation du salariat, brouillage des frontières entre vie privée et vie pro,  enjeux managériaux, santé des actifs, protection sociale… Le Sénat a passé au crible ces questions fondamentales et audité pendant six mois de nombreux acteurs, décideurs et experts.

 

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay

Les métamorphoses du travail que la crise sanitaire a fait accélérer interpellent notre « modèle de société » :  elles forment la trame de deux importants rapports réalisés par le Sénat.

 

Martine Berthet, sénatrice de la Savoie (Les Républicains) – crédit photo : DR

Le premier rapport, publié le 8 juillet 2021 et intitulé « Évolution des modes de travail, défis managériaux : comment accompagner entreprises et travailleurs ? » a été élaboré sous l’autorité de trois sénateurs de sensibilités politiques différentes, Martine Berthet (groupe LR – Savoie),  Michel Canévet (groupe UC – Finistère) et Fabien Gay (groupe CRCE – Seine-Saint-Denis), au nom de la Délégation aux entreprises.

Par ailleurs, une mission d’information sénatoriale sur le thème « Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ? » étudie les bouleversements liés à l’essor de « l’économie de plateformes » sur le  Web. Présidée par Martine Berthet (photo), la mission doit remettre son rapport le 30 septembre 2021.

Les nouveaux contours du monde du travail

« Plusieurs phénomènes concomitants sont en train de transformer le monde du travail : ils annoncent une rupture spatio-temporelle du travail au sein de l’entreprise ainsi qu’une redéfinition des relations contractuelles avec les travailleurs, brouillant ainsi les frontières entre salariat et travail indépendant. Cette évolution soulève des questions d’autant plus importantes qu’elles interrogent non seulement le droit du travail mais aussi l’impact sur la santé des travailleurs », souligne la Délégation aux entreprises du Sénat.

Serge Barbary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises

Modèle de société.  Ces mutations constituent un défi tant pour les managers et les dirigeants que pour tous les travailleurs, car « cela nous pousse à nos interroger, in fine, sur le modèle de société vers lequel nous souhaitons évoluer, estime le sénateur Serge Babary (groupe LR – Indre-et-Loire), président de la Délégation, aux entreprises :  « Ce rapport constitue le point de départ d’un travail de suivi que notre Délégation va mener dès l’automne. Nous nous mobilisions car nous ne pouvons pas nous satisfaire du statu quo ! ».

 

S’appuyant sur les contributions de 45 personnalités, auditionnées depuis janvier 2021, et faisant aussi référence à la situation d’autres pays européens quant aux « nouveaux contours du monde du travail », le rapport du Sénat  présente 15 propositions articulées autour de quatre axes:

  • Axe 1 : Créer les conditions d’une synergie pour conjuguer nouveaux modes de travail et dynamisme des territoires
  • Axe 2 : Assurer l’équité entre travailleurs
  • Axe 3 : Encourager le développement des outils en faveur de l’emploi
  • Axe 4 : Accompagner le renforcement de la prévention de la santé au travail

 

Indépendants. Dans l’attente du « Plan Indépendants » annoncé par le ministre Alain Griset, mais dont la présentation a été retardée, la délégation sénatoriale préconise la création d’une mission de réflexion sur une définition juridique du travail indépendant qui puisse faire consensus. (voir infra)

Face au risque de requalification par le juge, il s’agirait notamment de faire la part entre une   indépendance entrepreneuriale délibérément choisie et une « indépendance subie » ou par défaut, qui cacherait une « subordination économique »…

Consulendo a sélectionné pour vous de larges extraits de ce rapport sénatorial très documenté que nous publions ci-dessous:

# Les enjeux du développement massif du télétravail

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay

« La crise du Covid 19 a  bouleversé le concept de l’unité de lieu du travail en imposant brutalement et massivement le télétravail lorsqu’il était possible, lors des différents confinements. (…)
Auparavant peu déployé dans les entreprises françaises malgré une législation récemment plus
favorable visant à rattraper le retard par rapport à nos voisins européens, le télétravail est apparu
comme incontournable pour assurer la survie des entreprises et protéger les salariés. Les
managers de proximité ont alors joué un rôle clé pour le mettre en œuvre alors qu’ils y étaient
plutôt réticents jusqu’alors.

« Pendant la crise sanitaire, la moitié des télétravailleurs ont expérimenté ce mode de travail pour la première fois, et 86 % souhaitent désormais pouvoir continuer à en bénéficier, y compris dans les TPE et PME. De nombreuses entreprises s’organisent déjà pour développer le télétravail en s’appuyant sur l’accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020, véritable guide pratique visant à accompagner utilement les entreprises dans sa mise en œuvre. De nombreuses études évoquent une augmentation de la productivité liée au télétravail, que l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) estime optimale avec un ou deux jours de télétravail par semaine. (…)

Révolution managériale. « Le plébiscite des travailleurs en faveur du télétravail doit cependant tenir compte de deux éléments : tout d’abord ce mode de travail implique une formation des managers pour qui les
responsabilités d’encadrement à distance ne sont pas innées et entraînent une révolution managériale ; ensuite il faut veiller à la cohésion du monde du travail en tenant compte du fait que tous les emplois ne sont pas « télétravaillables ». Sans la prise en compte de ces deux paramètres, le résultat peut être très négatif tant pour la performance des entreprises que pour le bien-être des travailleurs et la cohésion sociale. (…)

« Comme le rappelle Florian Faure, directeur des affaires sociales et de la formation de la CPME, « il n’est pas inné de savoir gérer des collaborateurs à distance ». La formation au management à distance constitue donc l’une des clés pour le succès du télétravail. Lors des auditions organisées dans le cadre des travaux de préparation de ce rapport, de nombreux témoignages ont souligné le rôle essentiel des managers de proximité qui ont su conserver le lien avec l’ensemble des salariés soudain confinés, et qui ont permis d’assurer la continuité (et donc la survie) de l’activité des entreprises qui pouvaient encore fonctionner à distance. »

crédit photo : Gerd Altmann – Pixabay

Tiers-lieux. « Le travail à distance, porté par les nouvelles technologies, fait naître de nouvelles dynamiques professionnelles et entrepreneuriales hors des murs de l’entreprise.  Le co-working, ou travail collaboratif, favorise la multiplication des tiers-lieux qui accompagnent l’essor des nouveaux modes de travail. Collectivités territoriales et acteurs privés sont enclins à développer ces lieux qui apparaissent de plus en plus comme des vecteurs de développement économique et de revitalisation des territoires.

En facilitant la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, le télétravail et les tiers-lieux peuvent en effet contribuer non seulement à un rééquilibrage par rapport aux grandes métropoles, mais également à la relocalisation de certains emplois en France. (…)

RÉSEAUTER : « Les tiers-lieux doivent pouvoir être des relais pour accompagner les travailleurs indépendants, lesquels souffrent tout particulièrement d’un manque de connaissance de leurs droits. Les tiers- lieux peuvent donc représenter non seulement des espaces de travail et d’optimisation de leurs réseaux professionnels, mais également des centres ressources vers les services publics pour les accompagner dans toutes leurs démarches administratives. À ce titre, certains acteurs suggèrent de confier une telle mission aux Maisons France Services, véritables guichets uniques de services.»

Pluriactivité. « Plusieurs phénomènes sont en train de modifier les parcours professionnels des actifs. Il y a tout d’abord un « effet compétences » à l’œuvre, avec une transformation rapide des métiers sous l’impulsion des nouvelles technologies.  (…) Les jeunes générations ont intégré une volatilité des expériences professionnelles, davantage guidées par une quête de sens du et au travail, et une meilleure conciliation avec la vie privée.

« Selon Pôle Emploi, les jeunes actifs d’aujourd’hui changeront 13 à 15 fois d’employeurs au cours de leur vie. Enfin, l’apparition d’une nouvelle forme de travail indépendant, illustré de façon aigüe par les micro-entrepreneurs des plateformes numériques, a favorisé la multiplication des « slasheurs », à l’origine des indépendants très qualifiés exerçant plusieurs métiers à la fois.

« En 2018, la pluriactivité concernait déjà 2,3 millions de Français et l’année suivante 30 % des salariés exprimaient leur souhait d’exercer deux activités salariées en parallèle. Entre le choix délibéré des jeunes qualifiés pour garantir leur indépendance et le « système D » des plus précaires pour parvenir à gagner leur vie, les profils et motivations des pluriactifs sont aujourd’hui très variés. » (…)

# Travail indépendant : un besoin de clarification

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay

Qu’est-ce qu’un indépendant ?  « Comme le rappelle le Haut Conseil du Financement de la Protection Sociale (HCFiPS) dans ses différents rapports, la notion de travail indépendant agrège des populations (exploitants agricoles, artisans, commerçants, professions libérales réglementées ou non), exerçant dans tous les secteurs d’activité, sous des formes et statuts juridiques variables (entreprises individuelles sans personnalité morale, ou sociétés ayant des caractéristiques spécifiques – EURL, SARL, SAS, SASU…), et affiliées à différents régimes de sécurité sociale (MSA, ex-RSI désormais rattachés au régime général, dirigeants de sociétés rattachés au régime général , CNVAPL , CNBF ). Il s’agit donc d’une population très hétérogène, dont les caractéristiques ont évolué profondément ces dernières années. »

« Il n’existe pas de définition unique du travailleur indépendant.  On peut néanmoins rappeler brièvement que le travailleur indépendant est avant tout caractérisé par l’absence de « lien de subordination » et qu’il peut exercer son activité sous quatre formes juridiques :  – les entrepreneurs individuels (EI, EIRL) ; – les entrepreneurs individuels ayant opté pour le régime micro-fiscal et/ou micro-social; – les gérants majoritaires de sociétés soumises à l’impôt sur le revenu (SARL, EURL) ; – les dirigeants d’entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés (SA, SAS, SASU, SEL, SELARL…) et gérants minoritaires de SARL, assimilés salariés au sens de la sécurité sociale. »(…)

« Avec 3,5 millions d’indépendants en 2017, la France se situe en dessous de la moyenne européenne. Cependant elle enregistre une hausse de 33 % du nombre de travailleurs indépendants en dix ans, portée par le succès du statut d’auto-entrepreneur, ayant depuis fusionné avec celui de micro-entrepreneur.

« Dans son étude  d’avril 2020 sur les indépendants en Europe, l’Insee rappelle que depuis le début des années 2000, de nouvelles formes d’emploi indépendant émergent (travail freelance, plateformes numériques, etc.), contribuant au dynamisme du travail indépendant.  Considéré comme un instrument de lutte contre le chômage, le travail indépendant a ainsi fait l’objet de mesures de soutien dans de nombreux pays, s’inscrivant dans une stratégie européenne (stratégie de Lisbonne 2000, Small business act en 2008, European economic recovery plan en 2009). La mise en place du statut d’auto-entrepreneur en France en 2009 en est un exemple. (…) Cependant la part des indépendants parmi les personnes en emploi demeure plus faible en France (11,4 %) que la moyenne européenne (14,3 %), ou dans de nombreux pays comme la Grèce (29,8 %), l’Italie (21,7 %) ou le Royaume-Uni (14,8 %). (…)

« En France, deux entreprises sur trois se créent sous forme de micro-entreprise. Très recherché en raison de la simplicité des démarches, le régime de micro-entrepreneur est apparu comme une solution à des problèmes différents : volonté de tester une nouvelle activité sans trop de formalités, recherche d’un revenu complémentaire y compris pour des salariés, etc. Il a également permis à un certain nombre de travailleurs de sortir du « travail au noir » (…)

Selon l’Insee « les micro-entrepreneurs sont particulièrement nombreux dans les activités de poste et de courrier, incluant la livraison à domicile. Dans ce secteur, ils représentent 95 % des effectifs non salariés alors que le nombre de ceux n’exerçant pas sous ce statut a diminué de 39 % depuis 2008. Plus généralement, les micro-entrepreneurs sont nombreux dans des secteurs d’activité qui ne requièrent pas un fort investissement à l’installation. (…) En outre, ce choix a permis à beaucoup de personnes d’avoir aisément un complément de revenu : les salariés dont le salaire était faible, les étudiants, les retraités, etc. La micro-entreprise constitue un moyen légal et simple de créer son activité. » (…)

« Caractérisé avant tout par l’absence de lien de subordination (juridique, qui définit le salariat NDLR) – lien essentiel dans le contrat de travail entre salarié et employeur- le travail indépendant connaît une multiplicité de facettes avec des statuts et régimes très divers. De nouvelles formes de travail, hybrides, sont apparues. (…)

« En outre, l’évolution de l’activité économique a favorisé d’un côté l’extension du salariat à des métiers autrefois indépendants (agriculture, commerce), de l’autre l’externalisation du travail à la fois dans les métiers qualifiés (conseil juridique, métiers du numérique) mais aussi les moins qualifiés (plateformes numériques).

Polyactivité.  « 29 % des micro-entrepreneurs et 9 % des non-salariés  « classiques » cumulent (leur travail d’indépendant) avec une activité salariée.

La polyactivité devient un nouveau mode de travail et brouille ainsi davantage les frontières entre indépendants et salariés.

Portage salarial, CAE, une porosité croissante avec le monde du salariat

« Les frontières entre le salariat et le travail indépendant, si elles existent toujours ne serait-ce qu’au regard du droit du travail, sont néanmoins de plus en plus floues…

Avec l’essor du portage salarial et des coopératives d’activités et d’emploi (CAE), « de nouvelles formes hybrides de travail ont tout d’abord permis de concilier indépendance et sécurité du salariat, contribuant à la porosité croissante entre les deux formes d’activité. »

  • « Ainsi, le portage salarial a été redéfini par l’ordonnance n° 2015-380 du 2 avril 2015 et permet au travailleur indépendant, dit « salarié porté », de développer son activité comme consultant ou prestataire de service tout en disposant du statut de salarié avec les couvertures sociales qui en résultent. (…)
« Générant près d’un milliard d’euros de chiffres d’affaires en 2018, le secteur du portage salarial compte plus de 300 entreprises de portage et 32 800 salariés portés en 2018  (60 % d’hommes , 40 % de femmes, avec un âge moyen de 46 ans; 60 % des salariés portés résident en province.

 

  • « Les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) ont été initiées dans les années 1990 dans le cadre d’un programme expérimental de lutte contre le chômage. Les CAE ont le statut de société coopérative et de participation (Scop). En contrepartie d’une contribution, le travailleur (…) a le statut d’entrepreneur-salarié. »  Il développe son activité comme un indépendant « vis-à-vis des clients avec lesquels il établit des contrats commerciaux, tandis qu’il est simultanément salarié de la CAE, lié à elle par un contrat de travail en CDI (le contrat d’entrepreneur-salarié- associé). (…) Il bénéficie des mêmes droits qu’un salarié. » (…)
« Selon la Fédération des CAE, ces coopératives sont aujourd’hui au nombre de 150 en France, accompagnant et hébergeant plus de 12 000 entrepreneurs qui développent leur activité dans des secteurs très diversifiés »

 

Proposition sénatoriale n° 9 : Assouplir les conditions de recours au portage salarial afin d’en faire bénéficier des travailleurs moins qualifiés.

 

La situation particulière des travailleurs des plateformes numériques

crédit photo : Pixabay

« L’Organisation internationale du travail (OIT) a publié, en février 2021, un rapport sur le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail. Sur la base d’une enquête menée par le Bureau international du travail (BIT) dans 100 pays et auprès de 12 000 travailleurs des plateformes de travail indépendant (dont travail sur appel à projets, micro- tâches, taxis et livraisons). Il ressort que le nombre de ces plateformes numériques a été multiplié par cinq au cours de la dernière décennie (passant de 142 en 2010 à 777 en 2020) et qu’elles sont concentrées dans quelques pays. (…)

1% des actifs. « Toutefois, comme le rappelle la commission des affaires sociales du Sénat, « l’essor des plateformes numériques est une réalité dont l’écho médiatique dépasse largement l’ampleur réelle ». En effet, les travailleurs des plateformes ne représentent pas plus de 1 % des actifs aujourd’hui en France. » (…)

Cependant ce phénomène est « révélateur d’un changement de paradigme et d’une possible évolution majeure du monde du travail. Comme le souligne l’ANACT, cette évolution s’inscrit dans la logique d’un mouvement de fond : « bien avant l’avènement des plateformes collaboratives, le travail ne s’effectuait plus uniquement dans le cadre de la relation d’emploi classique fondée sur le lien de subordination entre un employeur et un salarié. Des brouillages complexes de frontières sont apparus entre industrie et service, entre salariat et travail indépendant, entre travail rémunéré et travail gratuit et bénévole, entre travail et temps personnel… » (…)

Devant la Délégation sénatoriale, Odile Chagny et Mathias Dufour ont rappelé certaines idées détaillées dans leur ouvrage collectif « Désubériser, reprendre le contrôle ». Ils y indiquent notamment que l’une des raisons d’agir « est d’ordre sociétal. Les plateformes constituent une nouvelle façon d’organiser et de valoriser l’activité. Elles structurent des interactions humaines, des activités quotidiennes, des rapports sociaux qui ne se limitent pas à de simples transactions économiques. » (…) Qu’on le veuille ou non, (l’ubérisation) a gagné dans les esprits une importance symbolique nettement supérieure au poids économique réel des plateformes. »

La question centrale de la frontière entre travail salarié et travail indépendant.

« La question se pose différemment selon la plateforme et selon le profil des travailleurs. Les plateformes qui servent d’intermédiaires à des actifs hautement qualifiés et très bien rémunérés ne soulèvent pas de difficultés particulières.

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« Au sein même d’une plateforme comme Uber, nombreux sont ceux qui distinguent la branche de VTC avec des chauffeurs particulièrement désireux de conserver leur indépendance, désormais soumis à des normes (pour les véhicules, examen « VTC », etc.) et qui se positionnent comme des entrepreneurs à temps plein avec une moyenne d’âge de 39 ans, de la branche de livraison de repas à domicile Uber Eats. (Laquelle)fait appel à des travailleurs pas ou peu qualifiés, ainsi que bien plus fragiles et donc dépendants économiquement de la plateforme. Le profil des livreurs d’Uber Eats détaillé par la société indique une moyenne d’âge de 25 ans, de sexe masculin, plutôt sans enfant à charge (pour 70 %) et dont la majorité (57 %) a un niveau de diplôme inférieur ou égal au baccalauréat. Ces coursiers sont plutôt étudiants (22 %) ou sans emploi (29 %) et 36 % sont à la recherche d’une autre opportunité professionnelle.

Requalification. « Le statut de micro-entrepreneur est la plupart du temps imposé à des travailleurs précaires dont le statut a pu parfois être requalifié (en salariat) par le juge. Mais depuis l’arrêt dit  « Uber » du 4 mars 2020 de la Cour de Cassation, la jurisprudence semble fluctuante et ne pas retenir les mêmes critères permettant de qualifier le travail indépendant. (…)

« Le débat se pose donc finalement pour les plateformes numériques (en ces termes) : faut-il, pour protéger les indépendants les plus faibles, imposer le salariat et donc la dépendance / subordination, ou bien faut-il conserver le statut d’indépendant,  avec le risque d’une indépendance fictive pour certains qui par ailleurs manquent d’une protection sociale adéquate ? (…)

« Le salariat imposé, sur le modèle de l’Espagne, ne semble pas opportun, tout d’abord car il semble rejeté par une très large majorité des travailleurs concernés qui tiennent à leur statut (d’indépendant). L’ensemble des témoignages recueillis par la Délégation sénatoriale aux entreprises confirme une recherche déterminée d’indépendance chez les travailleurs, notamment les plus jeunes (…)

Commerçants indépendants organisés. « Imposer le salariat à tous les livreurs à domicile des plateformes numériques peut avoir en outre des conséquences en chaîne car l’on ne peut exclure que davantage de secteurs et de relations commerciales s’appuient à l’avenir sur des plateformes d’intermédiation de travail. Nous avons vu par exemple que, pour faire face à la crise et aux mesures de confinement, les petits commerçants se sont organisés pour vendre leurs produits en ligne grâce à des plateformes numériques locales servant de vitrines et d’intermédiaires pour les clients. (…)

Le rapport de  Jean-Yves Frouin intitulé « Réguler les plateformes numériques de travail «  remis au Premier ministre début décembre 2020,  « propose de recourir à un tiers pour salarier les travailleurs. Les indépendants des plateformes pourraient ainsi devenir des travailleurs en portage salarial ou en coopérative d’activité et d’emploi (CAE). (…) Toutefois cette solution ne semble avoir recueilli ni l’adhésion de la majorité des travailleurs indépendants, ni celle des CAE elles-mêmes, ni celle des partisans du salariat, compte tenu du caractère irréconciliable des points de vue liés au statut (…) Une première étape pourrait consister à mieux définir, dans la loi, les critères permettant de distinguer la subordination juridique caractérisant le contrat de travail et le distinguant du travail indépendant.
(…)

 

Définition juridique. « Compte tenu de l’accélération de la jurisprudence et des initiatives parlementaires, il apparaît urgent de mener une réflexion de fond permettant d’appréhender l’enjeu de définition du travail indépendant et de son évolution avec le développement des nouveaux modes de travail. (…) Cela aurait le mérite d’éviter une requalification massive des contrats de prestation et par conséquent soit une remise en cause des modèles économiques des plateformes, soit un rejet du salariat par des travailleurs très attachés à leur indépendance, avec dans les deux cas et en conséquence, un risque de chômage ou de retour à des emplois non déclarés. (…)

Proposition sénatoriale n° 3 : Lancer une mission de réflexion relative à la définition juridique du travail indépendant, au-delà des plateformes numériques.

Le défi de la protection sociale des indépendants

« Le statu quo n’est pas acceptable pour les travailleurs précaires concernés. Outre le dialogue social, dont l’ordonnance du 21 avril 2021 a posé les bases avec la création d’une Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), il convient de s’interroger sur la protection sociale qui concerne d’ailleurs de nombreux indépendants particulièrement fragiles compte tenu des risques pour leur santé et la précarité dans laquelle ils se trouvent. La question dépasse donc les travailleurs des plateformes et doit être abordée avec cette vision large et complète du « paysage de l’indépendance ». (…)

 

# Nouvelles façons de travailler et santé des actifs

Le télétravail, la multiplication du travail « à la tâche » et l’externalisation du travail auprès d’indépendants placent un nombre croissant de travailleurs en situation d’isolement.

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« Augmentation du stress, de la charge de travail, envahissement de la sphère privée par la sphère professionnelle, culpabilisation, contrôle accru, etc., telles sont les conséquences des nouvelles organisations si elles ne sont pas accompagnées d’un nouveau management adapté. Ces effets sont d’autant plus néfastes pour la santé qu’ils concernent des individus plus isolés car moins encadrés par une dimension collective.

Burn-out. « La situation des chefs d’entreprise, souvent passée sous silence, est particulièrement préoccupante comme le montrent de récentes études. Stress, pratiques addictives, semaines de travail allant de 50 à 70 heures, tels sont les indicateurs inquiétants qui concernent une très large majorité des dirigeants de TPE et de PME qui ont « tendance à assimiler la faillite de leur entreprise à celle de leur personne ».

« Sur le territoire du Grand Montpellier, à la fin de l’année 2020, un dirigeant sur deux présentait ainsi un risque de burn-out. Les risques psychosociaux (RPS) qui découlent de ces situations constituent un véritable défi pour les nouvelles organisations du travail… » 

« Les nouvelles organisations peuvent accentuer la polarisation du marché du travail entre travailleurs qualifiés et non qualifiés. Ces derniers peuvent alors rapidement connaître un phénomène de « décrochage » en termes de compétences et donc d’emploi. L’isolement devient alors également social.

« Les jeunes, en situation d’apprentissage au sens générique du terme, ainsi que les seniors, sont particulièrement susceptibles de souffrir de ce type de situation. D’ailleurs si les premiers bénéficient actuellement d’un plan de soutien salué par les directeurs des ressources humaines, les seconds semblent en revanche insuffisamment accompagnés.

« C’est pourquoi un Plan en faveur des seniors est attendu des entreprises.

« La menace de la précarisation risque de s’accentuer également pour les travailleurs indépendants aux revenus les plus faibles. Ces derniers souffrent d’ »inéquités » bien connues par rapport aux salariés et elles ont des conséquences sur leur santé. Négligence du suivi médical en raison du coût et du temps non disponible, absence de protection sociale et d’assurance chômage similaire aux salariés ou à des conditions dissuasives… le statu quo n’est pas satisfaisant.(…)

Prévention et protection santé pour les indépendants

« La protection s’entend de façon globale. Au sein des entreprises, elle passe à la fois par une meilleure formation des managers aux risques pour la santé au travail, notamment les risques psychosociaux. Cette formation doit inclure les questions de qualité de vie au travail et de bien-être qui constituent des éléments tangibles de la santé au travail.

« Elle passe également par une campagne de communication des mesures favorisant une meilleure prévention pour les travailleurs non-salariés, notamment l’article 17 de la proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail, en cours d’examen par le Parlement. Ce texte, qui traduit l’accord national interprofessionnel (ANI) du 10 décembre 2020, permet l’affiliation des travailleurs indépendants à des services de prévention et de santé au travail (SPST). (…)

« Concernant la protection sociale globale des indépendants, de nombreux rapports évoquent des pistes de rapprochement avec (celle) des salariés, que ce soit en matière de Sécurité sociale ou d’assurance chômage par exemple. Mais toute perspective de rapprochement doit être à la fois acceptable pour les personnes concernées, notamment en termes de niveau de cotisation, et juste. Juste par rapport aux travailleurs salariés, mais également entre travailleurs indépendants, quel que soit leur statut ou régime. C’est la raison pour laquelle l’urgence est désormais aux simulations chiffrées et au dialogue avec l’ensemble des représentants des indépendants, afin que le législateur puisse enfin s’emparer du sujet sur la base d’analyses complètes et fiables. »

Dans les différentes propositions contenues dans son rapport, le Sénat demande au gouvernement des études d’impact chiffrées, reposant sur des simulations fines, pour évaluer :

  • le rattachement des travailleurs indépendants au régime général de la Sécurité sociale (proposition 5) ;
  • l’homogénéisation de l’assiette des cotisations et de la CSG, afin d’établir une meilleure équité en termes de retours sur le prélèvement social entre indépendants et salariés, et de simplifier le calcul des cotisations (proposition 7) ;
  • l’extension des exonérations de charges sur les bas salaires aux revenus des travailleurs indépendants (proposition 8) ;
  • les pistes d’ouverture de l’assurance chômage aux travailleurs indépendants (proposition 13)

 

  • Proposition 6 : Assouplir les conditions d’accès à l’assurance volontaire individuelle contre les risques d’accidents du travail et maladies professionnelles pour les revenus les plus modestes, et assurer sa promotion auprès de tous les publics concernés.
  • Proposition 12 : Elargir les conditions d’accès à l’allocation travailleurs indépendants (ATI) afin de protéger davantage de travailleurs indépendants du chômage

 

# Commentaires sur le rapport sénatorial

Fabien Gay, sénateur (groupe CRCE) de la Seine-Saint-Denis

 

En attente d’une solution satisfaisante.  Fabien Gay, sénateur (CRCE) de Seine-Saint-Denis, co-rapporteur : « Il faut que nous allions au bout de la question de la définition de ce qui est indépendant et de ce qui ne l’est pas. Une fois que nous aurons cette définition juridique, nous pourrons parler des indépendants et des autres. S’ils ne sont pas indépendants, comment organisons-nous la société ? Les livreurs et les chauffeurs sont une première étape à l’ubérisation de beaucoup d’autres métiers, et nous le voyons déjà.

« Pour l’instant, la situation n’est pas satisfaisante et la question que j’ai beaucoup posée lors de nos travaux, et dont on n’a pas trouvé la solution, est la suivante : comment offre-t-on aux travailleurs une protection sociale et une meilleure rémunération, sans salaire et sans cotisation, c’est-à-dire s’ils ne sont pas reconnus comme des salariés ? Aujourd’hui, on ne parvient pas à répondre à cette question. Il y a la recommandation n° 6 du rapport qui offre une réponse cohérente si on ne partage pas ce que je dis, et qui propose de passer à un système assurantiel. Mais c’est encore autre chose. Je pense donc que nous n’avons pas encore trouvé la solution à ce débat. J’espère que la mission présidée par Martine Berthet continuera à apporter du grain à moudre à ce sujet. » (…)

Par ailleurs dans une contribution écrite annexée au rapport sénatorial, le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) écrit notamment :

« Depuis 2009, il y a un nombre toujours plus important d’« auto-entrepreneurs contraints », voire de faux entrepreneurs. En effet, ce cadeau fait au patronat a permis aux entreprises de s’offrir des travailleurs corvéables et jetables, privés de la protection du Code du travail et des conventions collectives (…) Derrière le discours sur l’autonomie, l’indépendance et la liberté d’être son propre patron, il y a en réalité une exploitation libérée des garde-fous que permet encore le salariat. (…) Pour les travailleurs dépendants des grandes plates-formes comme Uber (chauffeurs VTC), Deliveroo (coursiers restauration), Needelp (jobbeurs) … le lien de subordination est ici évident : dépendance aux plateformes, pas de liberté de fixer les tarifs, uniformes, géolocalisation, etc. Le profil de ces travailleurs : jeunes, issus des classes populaires ou en situation de précarité. Des travailleurs qui, pour beaucoup, n’ont pas d’expérience du salariat. L’adoption de ce statut est, à l’origine, un « choix », mais un faux choix…  » (…)

 

Michel Canévet, sénateur (groupe UC) du Finistère

Préservons l’esprit d’entreprise. Michel Canévet, sénateur (UC) du Finistère, co-rapporteur:  « Quelle approche devait-on avoir entre ceux qui prônent le maximum de salariat pour obtenir le maximum de protection sociale, et ceux qui considèrent au contraire que l’esprit d’entreprise doit prévaloir?  Dans ce débat, nous avons pris le parti, c’est vrai, de permettre cette approche pluraliste, c’est à dire de considérer que les deux réflexions avaient du sens, mais qu’il ne fallait pas forcément privilégier un axe par rapport à un autre. On voit bien que certains acteurs comme Just Eat, dans le domaine de la livraison de repas à domicile, décident de salarier leurs collaborateurs et d’avoir un plan de développement et de recrutement extrêmement ambitieux. Toutefois, d’autres font le pari d’une position différente. « Nous avons considéré que nous sommes dans un secteur où, par nature, les activités évoluent rapidement, les formes d’activités aussi, et que le fait de se replier sur le salariat n’aurait sans doute pas permis que ce secteur puisse évoluer comme il le fait aujourd’hui.

« Finalement, il y a un esprit d’innovation fort et de nouveaux services qui apparaissent face à ce nouveau paradigme, et cela ne peut se poursuivre qu’à travers des dispositifs permettant de développer l’esprit d’entreprise. C’est un peu le sens des travaux que nous menons depuis longtemps à la Délégation aux entreprises, pour, à la fois permettre que la création d’activité soit prospère dans notre pays, et à tous ceux qui y contribuent de pouvoir bénéficier d’une protection sociale solide, telle que mise en place depuis plusieurs décennies. »(…)

>>> Téléchargez le rapport sénatorial complet : « Évolution des modes de travail, défis managériaux : comment accompagner entreprises et travailleurs ? »