Au lieu de précéder la négociation entre partenaires sociaux, la loi va entériner l’accord interprofessionnel sur le partage de la valeur en entreprise. Preuve que le dialogue social fonctionne dans notre pays quand les protagonistes s’en donnent la peine. Le gouvernement s’est saisi de cette ouverture pour sortir du gymkhana épuisant sur la réforme des retraites. Il a présenté fin mai un projet de loi qui sera examiné à partir du 19 juin par l’Assemblée nationale, en vue de transposer « fidèlement » l’accord conclu entre partenaires sociaux. Cela devrait entraîner de nouvelles obligations pour les PME de moins de 50 salariés; elle devront prendre des initiatives pour mieux associer leurs salariés aux performances de l’entreprise. Certains entrepreneurs ont pris de l’avance comme les EDC, les dirigeants chrétiens, qui pratiquent le partage de la valeur comme un acte de foi…

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay
Le gouvernement a entériné le 24 mai un projet de loi visant à transposer l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le partage de la valeur en entreprise.
Le texte sera examiné à partir du 19 juin par la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Le gouvernement qui souhaite « tourner la page » de la contestation sans fin de la réforme des retraites, et redorer son image sociale, compte sur une adoption de la loi d’ici à la fin de l’actuelle session parlementaire cet été.
Le texte du projet de loi a été présenté le 24 mai en conseil des ministres par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des finances, et Olivier Dussopt, ministre du Travail, du plein emploi et de l’insertion, qui se sont engagés à « transposer fidèlement » l’accord national interprofessionnel (ANI) conclu entre les partenaires sociaux sur le partage de la valeur créée en entreprise.
L’accord national interprofessionnel (ANI) conclu le 10 février 2023, a été signé par le Medef, la CPME, l’U2P, la CFDT, FO, la CGC et la CFTC. La CGT ne l’a pas signé.
Il prévoit plusieurs mesures visant à renforcer le partage de la valeur créée dans les entreprises, tout en rappelant que les sommes versées dans le cadre des dispositifs de partage de la valeur ne doivent pas se substituer aux salaires… (Lire infra l’analyses du mouvement ETHIC sur le contenu de cet accord interprofessionnel). Les syndicats de salariés se mobilisent pour obtenir des augmentations de salaires pérennes, face à la montée de l’inflation, mais, globalement, ils se montrent prudents quand il s’agit de participer au capital de l’entreprise et donc de partager le risque entrepreneurial.
Le projet de loi conforte les acquis de la la loi PACTE de 2019 encourageant la mise en place d’accords d’intéressement et de participation dans les PME. La loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat d’août 2022, instaurant la « PPV », prime de partage de la valeur, visait aussi à faciliter le recours à l’intéressement dans les PME.
Le projet de loi qui doit être débattu au Parlement comporte 15 articles répartis en 4 axes :
- Renforcer le dialogue social sur les classifications des emplois ;
- Faciliter la généralisation des dispositifs de partage de la valeur;
- Simplifier la mise en place de dispositifs de partage de la valeur ;
- Développer l’actionnariat salarié.

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Les principales dispositions du projet de loi :
- Faciliter la généralisation des dispositifs de partage de la valeur dans les PME de 11 à 50 salariés lorsque leur situation économique le permet.
Ainsi l’article 2 du projet de loi facilite le développement de la participation dans les entreprises de moins de 50 salariés (lesquelles ne sont pas soumises à l’obligation de mise en place d’un dispositif de participation) ; elles pourront négocier un dispositif dérogatoire soit par accord de branche ou par accord d’entreprise.
L’article 3 dispose qu’à partir du 1er janvier 2025, ces entreprises (de 11 à 50 salariés) devront mettre en place un dispositif de partage de la valeur dès lors qu’elles sont constituées sous forme de sociétés et qu’elles réalisent un bénéfice net fiscal positif au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant trois années consécutives.

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- Prévoir un meilleur partage des bénéfices exceptionnels lors de la négociation des accords de participation et/ou d’intéressement ;
- Faciliter l’utilisation de la prime de partage de la valeur (PPV) en permettant de prendre deux décisions de versement de cette prime dans l’année, de la verser sur un plan d’épargne salariale et en prolongeant pour les entreprises de moins de 50 salariés le régime fiscal favorable applicable pour les salariés dont la rémunération est inférieure à 3 SMIC jusqu’au 31 décembre 2026 ;
- Mettre en place un tout nouveau dispositif prenant la forme d’un plan de partage de la valorisation de l’entreprise avec les salariés qui permettra d’intéresser financièrement les salariés à la valorisation financière de leur entreprise ;
- Développer l’actionnariat salarié :
L’article 13 concerne l’attribution d’actions gratuites qui est un des quatre dispositifs d’actionnariat salarié, à côté de l’investissement dans des titres de l’entreprise via un plan d’épargne d’entreprise, l’augmentation de capital réservée aux salariés ou l’octroi de stock options. L’article 13 prévoit de rehausser le plafond global général d’attribution d’actions gratuites, de 10 à 15 % du capital social pour les grandes entreprises et les ETI et de 15 à 20 % du capital social pour les PME.
- Promouvoir une épargne verte, solidaire et responsable en incitant l’orientation des fonds de l’épargne salariale vers des fonds satisfaisant à des critères de financement de la transition énergétique et écologique ou d’investissement socialement responsable.
Selon le ministère du Travail, la France se situerait au 2e
rang européen quant au développement des dispositifs de
partage de la valeur. En 2020, le complément de rémunération apporté aux
salariés par l’ensemble des dispositifs de partage de la valeur existants s’est
élevé à 2 440 € en moyenne par salarié dans les entreprises d’au moins 10
salariés (source: DARES), pour un montant total versé de 18,6 Md€. Le gouvernement
déclare vouloir fidèlement transposer dans la loi le contenu de l’ANI du 10 février 2023.
Les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens adeptes du partage de la valeur par conviction

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Pour les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC), organisation centenaire qui rassemble 3 500 dirigeants d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs d’activités, le partage de la valeur « s’inscrit dans l’ADN du mouvement ».
Les EDC se réclament de la pensée sociale chrétienne, un corpus de valeurs qui s’est constitué depuis la fin du 19ème siècle avec l’Encyclique Rerum Novarum et au cours du 20ème siècle, avec des penseurs comme Marc Sangnier et Emmanuel Mounier.
Pour Pierre Guillet, le président des EDC, « Le partage de la valeur doit permettre notamment d’augmenter les rémunérations les plus faibles, les plus impactées par l’inflation ».
Le partage de la valeur, précise le mouvement chrétien, « est bien plus large que le seul volet financier : partager les valeurs, c’est aussi inclure dans l’entreprise toutes les personnes dans leur diversité, notamment les plus fragiles; c’est aussi partager par des dons et des contributions avec les acteurs des territoires où l’entreprise est implantée. »
Une enquête* réalisée au près des membres des EDC fait apparaître que 60 % d’entre eux ont déjà mis en place un dispositif de partage de la valeur dans leur entreprise.
Les modalités de redistribution sont diverses : trois-quarts des entreprises mettent en œuvre plusieurs dispositifs, prioritairement ceux d’une meilleure rémunération, de l’intéressement et de la participation.
Un quart d’entre elles a mis en place une participation des salariés à leur capital.
« Le dirigeant tout seul ne créée pas de richesse… »
L’objectif premier est d’associer les collaborateurs à la réussite de l’entreprise, en reconnaissant le travail et la contribution de chacun : « J’ai la conviction que, dans la PME, la rétribution collective est un vrai facteur de motivation » (…) « je ne crée seul aucune richesse; il est donc logique de partager raisonnablement le fruit de ce résultat », témoigne un EDC dans le cadre de cette enquête.
46% des entreprises des adhérents EDC effectuent aussi des dons, principalement à des associations ou par l’intermédiaire d’une fondation.
87% des répondants estiment que la foi a été décisive dans leur décision de partage : « Si je n’avais pas la foi et (si je ne répondais pas à) cet appel de « leader-serviteur », j’aurais partagé la valeur d’abord en ma faveur. C’eût été légitime, d’une part parce que mon engagement, en termes d’heures, de valeur ajoutée, et de prise de risque est très nettement supérieur, et d’autre part, parce que mon salaire est déjà très en dessous de celui d’un poste équivalent, voire de celui de certains de mes salariés ! », témoigne un des adhérents du mouvement.
Autre témoignage : « Je ressens un appel à partager toujours plus la valeur et que ce partage soit motivant » (…) « La notion de partage est fréquemment présente dans les Evangiles à travers le partage du pain et du vin lors de la Cène (…), avec la multiplication des pains et des poissons pour nourrir une foule… »
L’entreprise vécue comme un « bien commun »
L’un des sondés précise : « Le principe de destination universelle des biens et la priorité du bien commun ont guidé ma réflexion. » Un autre indique : « Il me semble que lorsque l’entreprise se porte bien, il faut partager les fruits de la croissance. Cela rejoint la notion du bien commun ».
Autre témoignage : « Je ne me considère pas comme le propriétaire de mon entreprise mais seulement comme le gérant. L’entreprise est un bien commun, que j’ai la responsabilité de pérenniser »
Cependant les membres des EDC préfèrent rester discrets sur le rôle de la foi dans leur décision : « Il est difficile d’associer « officiellement » notre foi à une décision prise pour l’entreprise, même s’il s’agit évidemment d’un guide quotidien dans notre état d’esprit général », fait valoir un sondé.
Pour 89% des EDC interrogés, le partage de la valeur ne remet pas en question la juste rétribution de la prise de risque du fondateur ou de l’actionnaire.
Il est intéressant de relever que 58% des répondants se sont déjà trouvés dans la situation de ne pas se rémunérer pour faire face à une situation difficile traversée par l’entreprise…
*Sondage réalisé par le cabinet PRAGMA Management auprès de 2 830 membres des EDC, entrepreneurs et dirigeants d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, du 16 février au 20 mars 2023.
#Décryptage des principaux points de l’ANI par le mouvement patronal ETHIC *
L’accord national interprofessionnel (ANI) du 10 février 2023 relatif au partage de la valeur devrait entraîner de nouvelles obligations pour les entreprises de plus de 11 salariés qui réalisent des bénéfices. En voici l’analyse détaillée par Maître Nicolas Durand-Gasselin, membre de la commission juridique du mouvement ETHIC.
- Généraliser le partage de la valeur dans les entreprises de 11 à 49 salariés : ces entreprises seraient tenues de mettre en place au moins un dispositif de partage de la valeur (participation, intéressement, PPV, etc.) lorsqu’elles réalisent un bénéfice régulier, c’est-à-dire un bénéfice net fiscal positif au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant trois années consécutives. Cette mesure entrerait en vigueur le 1er janvier 2025.
- Négocier en cas de résultats exceptionnels : les entreprises d’au moins 50 salariés devraient négocier, dans le cadre de leurs accords d’intéressement et/ou de participation, une clause de prise en compte des résultats exceptionnels. La négociation obligatoire porterait sur l’insertion dans l’accord de participation et/ou d’intéressement d’une clause spécifique fixant les modalités de prise en compte des résultats exceptionnels réalisés par l’entreprise en France, au sens des dispositions relatives à la participation. La prise en compte des résultats exceptionnels pourrait, par exemple, prendre la forme d’un versement automatique de supplément de participation ou d’intéressement.
- Afin d’encourager l’actionnariat salarié dans les PME ou les ETI, l’ANI propose un la création d’un plan de partage de la valorisation de l’entreprise (PPVE). Le PPVE serait un mécanisme facultatif qui permettrait aux salariés de percevoir un « montant correspondant au pourcentage de valorisation de l’entreprise appliqué à un montant indicatif ». Les sommes versées en application d’un PPVE pourraient être placées sur un dispositif d’épargne salariale comme les autres dispositifs de partage de la valeur et seraient déductibles fiscalement pour l’entreprise.
- Favoriser la Prime de partage de la valeur (ex prime « PEPA ») : la PPV pourrait être placée dans un PEE et/ou un PER ce qui n’est pas le cas actuellement. la PPV pourrait être accordée deux fois par an aux salariés dans la limite du plafond légal de 3 000 €, ou, dans certains cas, de 6 000 €, et d’un versement par trimestre au cours de l’année civile, Avec maintien pour les entreprises de moins de 50 salariés, à compter du 1er janvier 2024, du régime fiscal et social de la PPV en vigueur au 1er janvier 2023.
- Simplifier et sécuriser la participation et l’intéressement : L’ANI propose notamment au législateur de faciliter le choix de critères RSE dans les accords d’intéressement en lui offrant un « cadre juridique clair et sécurisé « . Les partenaires sociaux souhaiteraient également que soit poursuivi l’effort de « simplification des contraintes administratives et de formalisme pesant sur la mise en place et la gestion » des accords d’intéressement, notamment en limitant les pièces exigées par l’administration.
- L’ANI propose que les sommes issues de la participation puissent faire l’objet d’avances périodiques ; actuellement, seules les sommes issues de l’intéressement peuvent en faire l’objet.
- Améliorer les dispositifs d’épargne salariale : l’ANI propose différentes mesures pour améliorer les dispositifs d’épargne salariale : nouveaux cas de déblocage anticipé des sommes conservée dans un plan d’épargne d’entreprise (PEE); abondement unilatéral de l’employeur déplafonné au PEE ou au plan d’épargne retraite (PER); obligation de prise en compte de critères extra-financiers dans les PEE ou PER; simplification de la révision des PEI, etc.
- Développer et sécuriser l’actionnariat salarié : les partenaires sociaux souhaitent « favoriser la montée en compétence des actionnaires salariés pour leur permettre de mieux apprécier les enjeux de l’entreprise et de l’actionnariat ». Notamment, en organisant dans les entreprises qui le souhaitent, des formations ad hoc, intégrées au plan de développement des compétences; en facilitant de l’accès des salariés à l’information existante sur leur exposition au risque, sans créer de nouvelle obligation de conseil pour les entreprises; en simplifiant et clarifiant l’information aux actionnaires salariés. Ils souhaitent également « mieux garantir le capital investi par le salarié » afin de « réduire le risque de perte de la valeur des actions »…
- Enfin, les partenaires sociaux proposent de rehausser les plafonds légaux d’AGA (attribution d’actions gratuites) au profit des membres du personnel salarié de la société ou de certaines catégories d’entre eux, prévus par les alinéas 2 et 3 du I de l’article L. 225-197-1 du Code de commerce et diminuer la fiscalité des salariés actionnaires.
*Source : Me Nicolas Durand-Gasselin, Avocat associé, TNDA, membre de la commission juridique du mouvement ETHIC