« Dark Stores » : les maires vont pouvoir réglementer ces nouveaux commerces-express qui font débat

Le gouvernement prépare un texte permettant aux maires d’encadrer l’installation des « dark stores », ces commerces de « l’ombre », spécialisés dans la livraison-express aux consommateurs des métropoles. Ces nouveaux opérateurs se sont multipliés à la faveur des confinements successifs, suscitant l’opposition de municipalités, la grogne de riverains et l’inquiétude des commerçants indépendants. Les « dark stores » devront désormais se conformer aux plans locaux d’urbanisme (PLU).

 

crédit photo : Pixabay

On a vu se multiplier, à la faveur de la pandémie de Covid-19, dans Paris et les grandes villes, des offres de livraison en moins de 30 minutes, portées par de nouveaux opérateurs très offensifs*, sortes de start-up du commerce-express.

Installés dans des locaux en centre-ville, en rez-de-chaussée d’immeubles, ces « dark stores » (commerces de « l’ombre », sans vitrine) promettent au consommateur impatient et casanier – ou agoraphobe – de lui livrer ses achats à domicile en une quinzaine de minutes.

Les commandes des clients sont préparées par des salariés de l’opérateur puis confiées à des livreurs qui peuvent être des salariés ou des free-lance (auto-entrepreneurs)…

Cette « économie de la paresse » en milieu urbain (voir citation ci-dessous), qui suscite l’appétit de nombreux opérateurs*, est un défi de taille pour les commerces traditionnels, déjà durement éprouvés par deux années de pandémie et de confinements à répétition…

Bernard Cohen-Hadad

< Pour sa part, Bernard Cohen-Hadad, président de la CPME Paris Île-de-France, alertait récemment : « Les commerçants de proximité subissent la concurrence déloyale des ventes à perte de ces quick commerçants – qui ne comptent plus d’acteurs français au terme d’une première consolidation du marché – tandis que les riverains se plaignent des nuisances sonores et de l’encombrement de l’espace public. Sans oublier les citoyens ‘consom’acteurs’ qui déplorent les dérives d’une économie consumériste et à la tâche. »

 

Le digital dope « l’économie de la paresse », Bertille Bayart du Figaro

« Les Parisiens (ont vu) fleurir sur les murs du métro les publicités pour un service dont ils ne soupçonnaient même pas qu’ils en avaient besoin : se faire livrer leurs courses en moins de quinze, voire moins de dix minutes. Recevoir la sauce tomate qu’on a oublié de racheter avant même que les tortellinis aient fini de cuire, c’est maintenant possible. Le marché de la livraison express, dernière manifestation en date du développement d’une économie de la paresse, est en ébullition. Dans la capitale, on compte déjà six entreprises qui proposent ce service. Aucune n’existait il y a un an, constate le dirigeant d’une grande enseigne. (…)  Ce déferlement de sociétés de courses à domicile succède à plusieurs vagues de nouveaux services urbains, dont l’apparition à chaque fois a provoqué le même foisonnement spontané de prestataires. Avant les courses, il y a eu la livraison de repas. Avant les repas, il y a eu les vélos en libre-service, et puis les trottinettes. Et avant cela encore, les VTC, les voitures avec chauffeur, dans le sillage du pionnier Uber.
(…) La révolution numérique, qui facilite la mise en relation entre fournisseurs et consommateurs, et offre le potentiel d’un accès à des données démultipliées, n’agit finalement que comme un accélérateur de feu. » (…)
Bertille Bayart, « Des bulles de concurrence » (in Le Figaro du 11 janvier 2022)

La multiplication des « dark stores » a profité d’un flou juridique quant au statut de ces commerces sans vitrines

Déjà confrontés au rouleau-compresseur des vente en ligne, les commerçants traditionnels ont dû faire leur « révolution digitale » à marche forcée. Ils sont désormais confrontés à ces nouveaux concurrents de l’ombre – « dark stores » et « dark kitchens » (restaurants-laboratoires pour livraisons uniquement), lesquels n’ont pas les mêmes charges d’exploitation que les enseignes « traditionnelles ».

On doit aussi légitimement s’interroger sur la rentabilité du modèle économique de ces nouveaux opérateurs* du commerce-express : facturés environ 2 euros les frais de livraison sont nettement inférieurs à leur coût réel…

Ils intensifient aussi les flux de trafic en centre-ville pour les livraisons à domicile, ce qui ne va pas dans le sens des programmes écologiques plébiscités par de nombreux citoyens-consommateurs lors des dernières élections municipales!

Les enseignes de ces « dark stores » sont pour la plupart étrangères,  Cajoo, Gorillas, Frichti et autres Getir*; elles  auraient atteint un taux de pénétration de la clientèle à Paris de 11,5%.

On dénombrerait plus de 70 « dark stores » à Paris; une douzaine à Lyon et Villeurbanne…

Des citadins se plaignent des nuisances (trafic, bruit) causées par ces activités logistiques au pied des immeubles résidentiels…

* Plusieurs de ces nouveaux opérateurs se sont alliés avec des grands distributeurs, souligne la fédération Procos : Gorillas est partenaire du groupe Casino afin d’élargir à sa clientèle l’offre de produits distribués par l’enseigne nationale. Le distributeur français doit prendre une participation au capital de Gorillas France. Carrefour s’est associé à Cajoo et à Uber Eats pour lancer Carrefour Sprint, un service de livraison rapide proposant 2 000 produits alimentaires et non-alimentaires de marque nationale et à marque Carrefour.

 

Flou juridique. Le développement anarchique des « dark stores » a profité d’un flou juridique  : beaucoup se sont installés en reprenant des beaux commerciaux dans les centres-villes, alors que leur activité est essentiellement logistique.

Face à ce phénomène urbain prenant de l’ampleur, plusieurs municipalités ont réclamé au gouvernement une clarification et une réglementation.

Un texte gouvernemental en préparation

Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des PME, du commerce, de l’artisanat, et Olivier Klein, ministre délégué à la Ville, le 6 septembre à Paris, à l’issue d’une réunion de concertation avec des élus territoriaux en vue d’une réglementation du commerce-express- crédit photo : Consulendo

A l’issue d’une réunion le 6 septembre, avec les représentants des métropoles et les associations d’élus, Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des PME, du commerce et de l’artisanat, et Olivier Klein, ministre délégué à la Ville et au Logement, ont annoncé la publication prochaine d’un texte (un arrêté) qui donnera aux maires toute latitude pour autoriser ou interdire l’installation d’un « dark store », en fonction du plan local d’urbanisme (PLU).

Les « dark stores » seront désormais assimilés à des entrepôts, et non à des commerces,  « même s’ils disposent d’un point de retrait », précisent les ministres dans un communiqué conjoint.

Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des PME, du commerce, de l’artisanat, et Olivier Klein, ministre délégué à la Ville, le 6 septembre à Paris, à l’issue d’une réunion de concertation avec des élus territoriaux – crédit photo : Consulendo

Concernant les « dark kitchens« (cuisines sans restaurant), poursuit le communiqué, « il a été acté avec les élus de créer une nouvelle catégorie spécifique. Un arrêté du ministre délégué à la Ville et au logement précisera ces nouvelles modalités qui donneront les outils juridiques efficaces et opérationnels aux maires pour réguler les « dark stores » et les « dark kitchens. »

Les ministres ont en outre rappelé que « les maires disposent, avec leurs pouvoirs de police, des moyens juridiques permettant de neutraliser les nuisances générées par ces activités, en matière de stationnement, de circulation et de propreté. »

Dès lors, l’opérateur d’un « dark store » devra obtenir un bail approprié (ou s’engager dans une procédure, longue, de changement de destination du bail commercial) sous peine d’interdiction d’opérer.

France urbaine (association des grandes villes et métropoles) présidée par Johanna Rolland, maire de Nantes, se réjouit de la clarification intervenue. L’association rappelle qu’elle avait sollicité, dès l’automne 2021, le gouvernement dans le cadre des Assises du Commerce « afin de mieux réguler et encadrer l’activité de ces entrepôts ». France urbaine réaffirme son souhait d’engager « un véritable débat de société » sur ces nouvelles pratiques commerciales : notamment en termes de propriété des données-clients, d’empreinte carbone, d’équité fiscale entre acteurs physiques et digitaux du commerce, de statuts et conditions de travail…

 

Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la Maire de Paris, estime qu’à l’heure actuelle moins de cinq « dark stores » seraient dans la légalité (car détenteurs d’un bail d’entrepôt).

A défaut de pouvoir les interdire totalement, la Ville pense dédier certains endroits de la capitale à l’accueil de ces activités logistiques; encore faut-il que ces nouveaux opérateurs du commerce-express trouvent dans ces zones un local et un bail adéquats.

Le succès de ces « dark stores » tient beaucoup à leur choix d’implantation au plus près d’un vivier significatif de clients potentiels, afin de pouvoir tenir leur promesse de les livrer en moins de 30 minutes…

« Les « dark stores » ne s’adressent qu’aux cœurs de villes des grandes métropoles car ils ont besoin d’avoir un vivier de 150 000 à 200 000 clients potentiels à servir dans un rayon d’un quart d’heure,«  a évalué la fédération des enseignes spécialisées, Procos.

S’ils devaient être repoussés à la périphérie des métropoles, loin des centres-villes, privés d’entrepôts de proximité, certains de ces « dark stores » verraient leur avenir compromis, et leur expansion freinée.

J.G.

 

« Un développement destructeur du commerce de centre-ville »

Le délégué général de la fédération des enseignes du commerce spécialisé, Emmanuel Le Roch s’interrogeait récemment sur le phénomène des « dark stores » et ses conséquences sur le commerce ayant pignon sur rue : « Comment des commerces peuvent-ils résister à des modèles économiques non rentables se développant à une telle vitesse pour prendre des parts de marché et être à proximité d’un maximum de consommateurs pour les livrer en 10 minutes ? Quel est le besoin réel d’une telle urgence d’accéder à un produit ? Les ultra-urbains plutôt jeunes semblent être la cible idéale, une partie des consommateurs paradoxaux qui veulent à la fois ralentir (rapport au travail, …) et accélérer. Boosté par la pandémie, ce marché a connu une croissance de 47 % en seulement deux ans. La pizza et les burgers représentent les deux repas les plus commandés. Une livraison facturée 2 euros. Comment le modèle peut-il être rentable ? Est-il cohérent de laisser librement se développer ces modèles dont le raisonnement ne s’appuie pas sur la rentabilité d’exploitation, et de détruire une partie de l’existant (restaurateurs, commerçants …) avec ses conséquences sur l’animation de la vie dans la rue et les quartiers ? (…) Les « dark stores » ne s’adressent qu’aux cœurs de villes des grandes métropoles car ils ont besoin d’avoir un vivier de 150.000 à 200.000 clients potentiels à servir dans un rayon d’un quart d’heure. (…) L’un de leurs  principaux leviers de croissance (…) sera leur expansion géographique et la densification de leur offre dans les marchés existants hors de Paris. (…) « Il y a des impacts visibles et des risques sur l’occupation des « rez-de-ville » (les pieds d’immeuble) et sur les flux de déplacements additionnels générés par les livraisons et l’approvisionnement de ces magasins sans client (…) alors que les villes cherchent depuis plusieurs années à maintenir ou à redynamiser leurs rues commerçantes (…) »Compte tenu de leur croissance actuelle, ces opérateurs pourraient dépasser en quelques années le business de livraison des grandes surfaces alimentaires, qui représente 404 millions d’euros en 2021. » (…)