Perte de confiance dans les institutions, panne du « modèle » social… Aux sources du malaise français

Face à l’enchaînement de crises et de mouvements sociaux, les dirigeants paraissent impuissants à peser sur le cours des choses. Et à gagner la confiance d’une large majorité de citoyens. Le fonctionnement de nos institutions démocratiques suscite défiance ou rejet. Tandis que progressent des mouvements populistes et des flambées de violence. Naguère facteur de cohésion et d’unité nationale, le « modèle » social français semble aujourd’hui à bout de souffle. Son coût très élevé pour les finances publiques, le millefeuille bureaucratique qu’il a engendré, sont de lourds handicaps. Une remise à plat s’impose!

 

crédit illustration : Pixabay

Depuis le mouvement des Gilets Jaunes en 2018, la France est secouée par des vagues de manifestations et des flambées de colère sociale.

La révolte paysanne des dernières semaines en est l’illustration.

Crainte de l’avenir et perte de confiance dans les élites dirigeantes, sont les deux tendances de fond qui caractérisent l’état d’esprit de l’opinion en ce premier trimestre 2024.

 Les tensions géopolitiques internationales – guerre Russie-Ukraine entrée dans sa 3ème année, conflit au Moyen-Orient – , les défis climatiques et écologiques de plus en plus pressants, l’ambivalence de la révolution technologique, alimentent l’inquiétude.

Un climat anxiogène entretenu par les médias d’information en continu et les réseaux sociaux qui fonctionnent en mode « alerte », attisant les émotions, dramatisant l’actualité, amplifiant la moindre polémique.

Confrontés à un enchaînement de crises, nationales et internationales, les  gouvernants et les institutions démocratiques ne parviennent pas à recueillir un large soutien de l’opinion publique.

Ils paraissent impuissants à peser sur la marche du monde et à « changer la vie » des gens, selon la promesse qui fut celle de la Gauche française en 1981.

Peu de temps après leur élection, tous les gouvernements voient leur cote de popularité s’effondrer…

crédit photo : Andrzej Rembowski – Pixabay

La défiance à l’égard des élites dirigeantes n’est pas nouvelle.

Mais la présidentialisation du régime et la concentration des leviers de pouvoir dans les mains de dirigeants au profil technocratique, accentue ce sentiment de divorce entre la « France d’en haut » et la « France d’en bas ».

Depuis son élection en 2017, Emmanuel Macron et ses gouvernements ont été critiqués pour leur pratique dirigiste et « techno » du pouvoir, négligeant les corps intermédiaires et les élus locaux.

Une méthode « Top-down«  , qui rappelle celle du « centralisme démocratique » (!), générant une extension continue de l’emprise technocratique sur la vie quotidienne des gens, soumis à une multiplication de contraintes réglementaires et normatives. Malgré les promesses récurrentes d’un « choc de simplification » à venir…

L’un des ferments de la colère des agriculteurs est  : « Trop de normes! »

Malaise. Les tensions sociales dans notre pays se nourrissent aussi du découragement de catégories socio-professionnelles qui ont du mal à « bien vivre de leur travail », qui éprouvent le sentiment ou la crainte  d’une paupérisation :TPE, indépendants, commerçants, agriculteurs, éleveurs qui travaillent durement pour un revenu « souvent inférieur au Smic »…

crédit illustration : Dung Quach – Pixabay

Les désillusions des classes moyennes

Ce mal-être sociétal questionne la validité de notre système de protection sociale, toujours qualifié de « modèle », mais qui paraît désormais à bout de souffle, et dont le financement devient de plus en plus problématique.

(voir infra notre article « Les Jours heureux… »)

Les classes moyennes qui ont été les grandes gagnantes, en terme de pouvoir d’achat et de promotion sociale, des Trente Glorieuses, trois décennies de forte croissance consécutives à l’Après-Guerre, s’estiment aujourd’hui les perdantes d’un « modèle » social dont elles ne ressentent plus les bienfaits.

Il n’est pas étonnant que le Premier ministre Gabriel Attal dans sa déclaration de politique générale le 30 janvier 2024 ait ciblé une partie de son discours à l’intention de « ces Français, souvent de la classe moyenne, toujours au rendez-vous de leurs responsabilités, qui ne se plaignent pas alors qu’ils ont si souvent le sentiment de subir (…) Ces Français de l’entre-deux, trop riches pour bénéficier des aides, mais pas assez pour ne pas compter, qui ont le sentiment que les décisions se prennent sans eux et qu’elles bénéficient toujours aux mêmes » (….)

« Nous devons répondre aux inquiétudes de la classe moyenne et faire en sorte que ceux qui vont travailler puissent vivre de leur travail, et gagnent toujours plus que ceux qui ne travaillent pas », a affirmé le Premier ministre, assurant que le travail « devait payer mieux et toujours plus que l’inactivité ».

C’est sur ces classes moyennes que repose l’essentiel des prélèvements sociaux et fiscaux qui alimentent un système d’assistance et de redistribution très généreux. Mais celles-ci ont le sentiment de moins en profiter que d’autres catégories …

D’autant que, paradoxe, un salarié du bas de l’échelle peut se retrouver avec un revenu net, une fois ses frais déduits, à peine supérieur à ce qu’il toucherait s’il ne travaillait pas!

Gabriel Attal qui a été ministre des Comptes publics, a pointé du doigt le mécanisme d’une trappe à bas revenus : « Notre système, fruit de réformes successives pétries de bonnes intentions ces dernières décennies, a placé notre monde économique dans une situation où il n’y a quasiment plus aucun intérêt pour quiconque à augmenter un salarié au SMIC. (…) Aujourd’hui, pour augmenter de 100€ le revenu d’un employé au SMIC, l’employeur doit débourser 238 euros de plus… Quant au salarié, il perdra 39€ de prime d’activité, il verra sa CSG et ses cotisations sociales augmenter de 26€ et il (devient redevable de) l’impôt sur le revenu… »

Paradoxe. Malgré un système de redistribution sociale très généreux, malgré un niveau record des prélèvement sociaux et fiscaux (46% du PIB) et de la dépense publique (57% du PIB), le nombre de pauvres et de bénéficiaires du RSA ne cesse d’augmenter en France, depuis la création du RMI par Michel Rocard, alors Premier ministre, en 1988…

Comme si, quelle que soit la majorité en place, les gouvernements étaient inopérants à améliorer la situation des gens.

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Crainte de l’avenir et perte de confiance dans les institutions

Tout ceci contribue au pessimisme récurrent des Français face à l’avenir : 72% se disent pessimistes pour l’avenir de la France et 69% estiment que leurs enfants vivront moins bien, selon un sondage Ifop réalisé en mars 2023.

A l’occasion des Rencontres de l’avenir organisées en novembre 2023 par le cabinet Asterès, une étude de l’Ifop  confirme que 85% des Français éprouvent de l’inquiétude à l’égard de l’avenir.

La 15ème édition du « Baromètre de la confiance » Cevipof-Opinionway * publiée le 14 février 2024 souligne la défiance des Français à l’égard des politiques et des institutions démocratiques.

74% des sondés éprouvent des sentiments négatifs à propos de la politique : 37% ressentent de la méfiance, 19% du dégout, et seulement 6% y trouvent des motifs d’espoir.

Le gouvernement n’inspire confiance qu’à  28% des citoyens; seulement 29% disent avoir confiance dans l’Assemblée nationale, 35% dans le Sénat, et 33% pour Parlement européen, qui sollicite en juin le suffrage des électeurs!

Ce sondage en dit long sur le divorce entre une grande partie des citoyens et le fonctionnement actuel du système démocratique.

crédit illustration : Pixabay

La montée inquiétante, depuis plusieurs années, de l’abstention aux élections en est l’un des signes les plus manifestes.

A cela s’ajoute la progression du populisme, de minorités activistes n’hésitant pas à recourir à des actions violentes pour attirer l’attention de l’opinion.

A l’heure où tout le monde peut s’exprimer, à tort et à travers sur les réseaux sociaux, la démocratie représentative, avec ses règles, ses rituels et son temps long, paraît mal en point.

Cette crise révèle la perte d’influence des instances de socialisation et d’initiation civique tels que les mouvements d’éducation populaire, les partis, les syndicats, les associations.

D’autant que l’individualisme s’est largement installé dans une France fragmentée, « archipèliséé«  (Jérôme Fourquet).

Certes, la défiance des Français à l’égard des dirigeants et des institutions politiques n’est pas propre à notre pays; on la retrouve dans d’autres pays européens couverts par l’enquête Cevipof-Opinionway, déjà citée, bien que, sur certaines thématiques elle apparaît plus marquée en France.

Prime à la proximité

S’il fallait trouver dans le baromètre Cevipof-Opinionway des motifs de réconfort, on peut se réjouir de la prime à la proximité qu’apportent certains résultats du sondage.

Ainsi, le ou la maire, un élu proche de ses concitoyens, arrive en tête du palmarès de la confiance avec 60% d’opinions positives, alors que le député n’en recueille que 39%…

De même les artisans et les PME recueillent le plus fort taux de confiance (respectivement 82% et 79%), loin devant les grandes entreprises publiques ( 51%), les grands groupes privés ( 46%), les syndicats ( 40%). les médias ( 28%) ou encore les partis politiques ( 20%)…

crédit : extrait du 15ème Baromètre de la confiance – Cevipof-Opinionway-CMA – février 2024

Pour Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof, « alors que l’importance accordée au diplôme est perçue comme excessive, la PME apparaît à la ‘France qui va mal’ comme un moyen de déverrouiller un ascenseur social paralysé et de répondre au besoin ‘d’agir par soi-même' » (interview donnée à l’Institut Montaigne).

Ce baromètre 2024 confirme la confiance que recueillent les entrepreneurs auprès de l’opinion publique, comme l’attestent d’autres études.

On relèvera notamment que 57 % des sondés pour l’enquête Cevipof-Opinionway jugent que l’État doit faire davantage confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté (contre 40% qui préconisent plus de contrôle et de réglementation publique).

Un résultat remarquable alors que les pouvoirs publics, à la faveur de la pandémie de Covid-19, ont accru leur intervention dans la sphère économique.

La société civile, dans ses organisations « contractuelles » que sont les entreprises, les associations, les coopératives,  est aujourd’hui créditée d’une plus grande capacité que les politiques à transformer le monde et à répondre aux grands enjeux sociétaux de notre temps.

On peut s’en réjouir.

* Enquête réalisée du 8 au 18 janvier 2024 auprès de 3 514 personnes inscrites sur les listes électorales en France, à partir d’un échantillon de 3 815 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Cette enquête a été complétée courant janvier 2024 auprès d’échantillons représentatifs d’électeurs en Allemagne, en Italie et en Pologne.

 

La démocratie attaquée

Le modèle de la démocratie libérale que l’on pensait définitivement victorieux après la chute du mur de Berlin, puis l’effondrement de l’URSS en 1992, est aujourd’hui remis en question aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur.
Les régimes autoritaires – Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, etc. , ont gagné en puissance et en influence, notamment auprès des pays que l’on qualifie désormais de « Sud global ».  Ces autocraties dans lesquelles vivent, selon The Economist, près de 40% de la population mondiale, disposent de moyens importants pour faire pression et déstabiliser les démocraties occidentales.
Les régimes démocratiques sont aussi menacés de l’intérieur : par la montée des populismes, par des courants idéologiques sectaires comme le mouvement Woke importé d’Outre-Atlantique, par des minorités radicales ou violentes, par le communautarisme et le fondamentalisme religieux, mais aussi par les dérives des réseaux sociaux, les actions de désinformation et de manipulation des opinions publiques… 
Ne doit-on pas s’alarmer que, dans le dernier baromètre Cévipof-Opinionway, 68% des Français jugent que la démocratie ne fonctionne pas correctement, 34% préféreraient un régime dirigé par un « homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections », et 23% seraient favorables à ce que l’armée dirige le pays?

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La promesse des « Jours Heureux » de plus en plus difficile à tenir…

 

Notre « modèle » social est le fruit du pacte historique noué pendant la Seconde Guerre mondiale entre les gaullistes et les communistes au sein du Conseil national de la résistance (CNR).

Couverture du programme d’action du Conseil national de la Résistance (CNR) adopté le 15 mars 1944 – Musée de la Résistance/Fondation de la Résistance

Le 15 mars 1944, le CNR adoptait dans la France encore occupée un programme intitulé  « Les Jours Heureux ». Ce programme a inspiré les grandes réformes économiques et les lois sociales de la Libération, entre 1944 et 1946, telles que les nationalisations d’entreprises ou la Sécurité sociale.

Son principe a été gravé dans le marbre de nos institutions, d’abord dans le préambule à la Constitution de 1946, puis réaffirmé dans la Constitution de la 5ème République adoptée en 1958. Il a donc force de loi.

Outre la création de la Sécurité sociale, des allocations familiales, des retraites par répartition, l’État s’engage à garantir à chacun « le droit à un emploi », et aussi à procurer à tous « la sécurité matérielle, le repos et les loisirs… »

C’est un projet « total », celui d’un État-Providence qui promet de prendre en charge chaque individu, du berceau jusqu’à la tombe!

Crédit image : Mohamed Hassan – Pixabay

Le champ d’application de notre « modèle » social est très large : éducation, formation, santé, allocations familiales, assurance-chômage, RSA, logement, retraites… Ce qui fait dire à François Bayrou que « ce modèle est unique au monde »!

Son coût financier aussi : il nous place en tête des pays de l’OCDE avec des dépenses sociales se montant à plus de 30% du PIB.

Or ce système a été conçu à une époque de plein emploi, dans une société relativement homogène, à la démographie dynamique, un pays encore peu ouvert aux vents de la mondialisation, et où l’espérance de vie des personnes était plus faible …

Notre « modèle social » repose sur une pyramide démographique à large base.

C’est la clé de notre système de « retraite par répartition » où ce sont les actifs qui payent les pensions servies aux retraités.

Or ces derniers vivent désormais bien plus longtemps et sont plus nombreux qu’après-Guerre!

Les fondamentaux de notre « modèle » ont changé.

La population en âge de travailler s’est réduite aux deux bouts de la chaîne : avec quelque 5 à 6 millions de personnes éloignées de l’emploi, – dont 1,5 million de jeunes sans diplômes et sans travail, près de 4 millions de personnes bénéficiaires des minimas sociaux, un taux d’emploi des « seniors » (55-65 ans) plus faible que chez nos voisins…

En plus, la France connaît désormais une baisse préoccupante de sa natalité : alors que le nombre des naissances se situait autour de 800 000 par an jusqu’en 2015, il a chuté à moins 680 000 en 2023…

Monstre bureaucratique

Dès lors le coût de ce « modèle » social deviendra de plus en plus difficile à tenir, avec un niveau record de prélèvements sociaux et fiscaux (46% de la richesse produite) qui pèse sur une proportion réduite de personnes actives.

Ensuite la gestion d’un tel système de protection sociale aussi étendu a engendré, dans son organisation, un millefeuille administratif et institutionnel, un véritable monstre bureaucratique!

L’État central et la puissance publique ayant eu tendance à se substituer à la gestion paritaire des partenaires sociaux qui était l’esprit originel du modèle.

Or les marges de manoeuvre de l’État sont de plus en plus réduites avec un endettement de plus de 3 000 milliards d’euros et des déficits publics qui se creusent…

Il est plus qu’urgent de repenser notre « modèle » si l’on veut éviter que celui-ci ne soit complétement asphyxié.

L’une des priorités serait de bien distinguer la part de la protection sociale qui doit relever de l’assurance volontaire des citoyens et celle qui doit relever de la solidarité nationale, et donc de l’impôt.

Vaste chantier! Néanmoins nécessaire.

J.G.