Monique Canto-Sperber :
« Les libertés ne sont pas un héritage garanti, mais une conquête perpétuelle »

Venant contredire la vision irénique d’une victoire définitive des démocraties libérales après la chute du mur de Berlin, le 21ème siècle s’est ouvert sur deux décennies de crises, de tensions, de conflits, d’intensification des risques et des menaces…   Les régimes autoritaires, les populismes et le repli communautaire gagnent du terrain. Tandis que les États ont étendu leur emprise sur la société civile, notamment à la faveur de la pandémie. Or, la demande croissante de sécurité et de protection conduit les citoyens à accepter une restriction de leurs libertés… Quarante ans après la mort du grand penseur Raymond Aron, le think-tank GenerationLibre lui rend hommage avec la publication d’un recueil d’articles et d’analyses d’experts et personnalités*. Nous reproduisons de larges extraits de la préface à ce recueil, signée par la philosophe Monique Canto-Sperber, présidente de GenerationLibre.

 

 

« Malgré de nouveaux droits acquis, les libertés fondamentales sont de plus en plus menacées »

par Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber, présidente du think-tank GenerationLibre – crédit photo : Romain Guédé

« La liberté est un combat, non une habitude.

« C’est l’une des intuitions les plus profondes qui se dégage de la pensée de Raymond Aron. Plus explicitement : les libertés ne sont ni un bien acquis ni un héritage garanti que l’on défend par routine, mais l’objet d’une conquête perpétuelle dont la préservation exige mobilisation et engagement. (…)

« Raymond Aron fut sans doute l’un des premiers penseurs libéraux d’après-guerre en France à signaler le paradoxe qui résume encore l’état des libertés dans notre société : plus de droits variés et sectoriels et moins de libertés fondamentales.

« Depuis un demi-siècle, des droits nouveaux et des capacités d’agir ont été accordés aux individus. Il est aujourd’hui possible en France de se marier entre hommes ou entre femmes, de créer une entreprise en un clic, de divorcer sans juge et de fumer du cannabis sans risquer la prison. La déception que confessait Raymond Aron à voir le faible degré d’engagement en faveur des libertés pourrait donc sembler n’être plus de mise. Et pourtant, le fait que de tels droits sont acquis n’empêche pas que les libertés les plus fondamentales comme la préservation d’une vie privée, la possibilité de circuler anonymement dans l’espace public, de n’avoir pas à rendre de compte de ses opinions ou à être contraint de penser en conformité avec les courants de pensée dominants, sont de plus en plus menacées.

crédit illustration : Pixabay

La participation citoyenne s’affaiblit

« De même, l’autonomie de chacun et sa responsabilité personnelle sont amoindries, ce qui entrave sa capacité de définir librement son rôle dans la vie économique et sociale.

« Plus inquiétant encore, la réalité de la participation politique des citoyens, participation qui fonde la légitimité de l’obéissance aux lois votées au nom du peuple français, semble affaiblie, ce qui contribue à saper l’idée d’un projet collectif.

« Les raisons de l’effritement de nos libertés sont multiples, elles vont de l’évolution des pratiques politiques (plus de centralisation et de présidentialisation, moins de parlementarisme) à l’impact des réglementations qui veulent encadrer tous les aspects de notre vie et tendent de ce fait à déresponsabiliser les individus, acteurs sociaux et citoyens, par rapport aux différents engagements qui rendent concret le souci de la chose publique. Mais elles sont aussi dues aux effets produits par les évolutions sociales, culturelles, technologiques à l’œuvre dans les sociétés contemporaines.

« C’est d’abord chez nous, en dépit de l’état de droit, en dépit de la liberté économique, en dépit des valeurs affichées dans la devise de notre régime où la liberté est première citée, que les libertés sont à défendre pied à pied… »

 

Le libéralisme diabolisé

« Le libéralisme, conçu comme vision d’ensemble de l’homme, de la société et des communautés politiques, est un mouvement philosophique et politique qui défend les libertés individuelles, promeut la liberté politique et cherche à garantir aux individus l’accès aux conditions de leur épanouissement dans une société et un marché ouvert, est aujourd’hui critiqué, voire diabolisé, souvent réduit à une idéologie dépassée.

« Pourtant la défense du libéralisme, aujourd’hui comme à l’époque où Raymond Aron s’en faisait le porte-parole, recouvre un enjeu considérable. Au-delà de la préservation d’un courant de pensée qui accompagne depuis plus de trois siècles la modernité politique, économique et scientifique, il s’agit de garder vivantes les vertus politiques et sociales qui sont à la base de notre civilisation : la liberté de l’esprit, la responsabilité politique et sociale de l’individu, la reconnaissance de la pluralité des intérêts et des opinions, le souci d’un langage commun et d’une rationalité publique qui permettent le débat d’idées, et surtout l’autonomie de la société comme l’obligation de limiter le rôle de l’État à l’exercice efficace de ses fonctions propres. Tel est bien le libéralisme de Raymond Aron, un libéralisme d’abord politique avant d’être fondé sur une théorie du marché ou une philosophie du droit (…).

De l’effondrement des régimes totalitaires…

« Journaliste réputé, universitaire reconnu au sein des institutions académiques les plus prestigieuses, Raymond Aron a incarné une voix relativement isolée parmi les intellectuels de son temps, lui qui disait de lui-même  « comme d’habitude, je n’étais pas d’accord. Donc je suis restée solitaire » et, ajoutait-il, « sans grande chance de pouvoir m’exprimer et d’être écouté ».

« Engagé dans le combat contre les totalitarismes depuis la fin des années 1930, combat qui se prolongea avec la fondation du Congrès pour la liberté de la culture réuni pour la première fois à Berlin en 1950 (…),  Raymond Aron est mort trop tôt pour assister à l’effondrement progressif, on pourrait dire à l’affaissement, du monde communiste. Toutefois, on peut imaginer l’exaltation incrédule qui aurait été la sienne à voir disparaître si facilement, si rapidement, les régimes de terreur alors établis dans l’Est de l’Europe, sous la vague immense de sociétés entières qui s’avançaient silencieusement contre le totalitarisme d’État.

« Aurait-il vu, entre le printemps et l’hiver 1989, les Hongrois franchir tranquillement en voiture la frontière avec l’Autriche après que les gardes-frontières ont cisaillé les barbelés, les Allemands des Länder de l’Est manifester silencieusement à Leipzig et à Berlin et les habitants de la ville de Timisoara en Roumanie avancer de plus en plus nombreux vers la place centrale de la ville, il aurait sans doute été emporté par la même exaltation qu’a ressentie ma génération, celle d’une jeunesse libérale engagée dès l’adolescence dans la lutte contre tous les régimes qui asservissent l’individu.

« Mais sa lucidité exigeante, sa perspicacité intellectuelle l’auraient vite dissuadé de reconnaître dans ces événements extraordinaires l’accomplissement d’une compréhension providentialiste de l’histoire qui ferait triompher la liberté et annoncer le règne sans partage de la démocratie libérale, de l’économie devenue mondiale et de la paix universelle.

… à la résurgence des revendications identitaires, religieuses, et la montée des populismes…

« Après les derniers spasmes des luttes anticoloniales et après des décennies de guerre froide et de politique des « non-alignés », la démocratie libérale semblait avoir vocation à se diffuser dans le monde entier.  (…)

« À l’échelle du monde, la diffusion de la mondialisation économique, l’homogénéisation culturelle et l’unification technologique semblaient obliger à l’optimisme. Mais le retour violent des identités religieuses à partir du début des années 2000, la fascination exercée par les gouvernements autocratiques et la montée des populismes ont sonné le glas de tels espoirs.

« Depuis, le désarroi du monde contemporain, encore à la recherche de ses idéaux perdus, a été amplifié par les crises et les menaces de la dernière décennie : multiplication des attentats terroristes, crise migratoire et aggravation du changement climatique.

« L’immobilisation sur image de la plus grande partie du monde en 2020-2021 à la suite de l’épidémie mondiale du Covid-19 n’a pas été suivie du ressaisissement espéré.

« Les hommes n’en ont jamais fini avec la tragédie » – Raymond Aron

« Instruit par celui qui fut son ami et son maître, Elie Halévy, Raymond Aron, dès la fin des années 1930 n’a cessé de rappeler que les hommes n’en ont jamais fini avec la tragédie. Sa génération, celle de 1905, de ceux qui furent adolescents pendant la Première guerre mondiale, qui virent un régime communiste s’installer en Russie et le nazisme conduire l’Europe aux bords de l’auto-destruction, n’ont pu que constater ensuite le désolant spectacle de la moitié de l’Europe livrée au communisme. Tous ont ainsi appris à tempérer leurs espoirs, car ils savaient que le retour des valeurs libérales, s’il avait lieu, quand il aurait lieu, ne devrait jamais être un objet d’auto-satisfaction.

« Car la conflictualité politique n’est pas, selon eux, vouée à se dissoudre dans l’adhésion à la démocratie et l’homogénéisation culturelle et technologique du monde peut se révéler être le terreau propice au développement de revendications identitaires d’une force inouïe (…).

Sentiment de déclassement

« Les analyses, suggestions, inquiétudes qui nourrissent l’œuvre de Raymond Aron sont encore une source d’inspiration pour penser les réalités économiques, sociales et culturelles du monde contemporain.

« Le poids de l’économie financière et le creusement des inégalités ont dans les trois dernières décennies nourri la colère des classes moyennes comme le sentiment exprimé par les plus jeunes générations et une partie de la population au sein des pays développés d’être reléguées aux marges de la croissance, sentiment de déclassement auquel les aides sociales ne parviennent pas à remédier et que les évolutions culturelles et technologiques ne font qu’amplifier. Pareille insatisfaction mine l’espoir de progrès collectif pacifique qui est l’une des promesses du libéralisme.

crédit illustration : Gerd Altmann – Pixabay

Dialectique des inégalités et de l’universalité

« Les Désillusions du Progrès – Essai sur la dialectique de la modernité » que Raymond Aron publia en 1969 présente une magistrale analyse de « la dialectique des inégalités », qui fait que croissance économique et inégalités s’engendrent mutuellement tandis que les rapports sociaux de classe sécrètent différents modes de socialisation.

« Selon une dynamique comparable, la dialectique de l’universalité articule le fait remarquable de voir l’humanité vivre, pour la première fois, « une seule et même histoire » à l’évident besoin de différenciation que sécrète toute tentative d’uniformisation, besoin qui se manifeste depuis un demi-siècle avec une résurgence des identités nationales, religieuses et ethniques, dans une sorte de tribalisation forcée des sociétés.

« C’est là qu’inégalités économiques et clivages sociaux se conjuguent pour alimenter les fractures identitaires qui menacent nos sociétés et faire douter de la possibilité d’un projet politique commun dans un cadre national.

« Pour y remédier, l’État veut se présenter en recours capable de garantir la cohésion de la société quitte à réduire l’autonomie sociale et la légitimité des pouvoirs locaux. Parallèlement, la personnalisation accrue du pouvoir politique, qui tend à substituer le face à face entre le président et le peuple à la logique des représentations et médiations propre à la démocratie parlementaire, enraye le fonctionnement d’une démocratie libérale dont la vigueur et l’intelligence sont vivifiées par les multiples engagements des citoyens (…).

« Ces évolutions de la pratique politique, qui sont pour partie des réponses légitimes aux crises successives qui secouent nos sociétés, peuvent être justifiées par un contexte d’urgence. Mais elles n’en sont pas moins inquiétantes car elles contribuent à installer une situation, elles agissent, à titre exceptionnel et toujours pour de bonnes raisons, comme le feraient des régimes autoritaires… »

 

« Les valeurs du libéralisme ne semblent plus alors qu’une revendication vaine, un affichage servant à camoufler une pratique de moins en moins libérale de la politique.

« Pourtant les gouvernements, y compris ceux qui se présentent comme libéraux, qui négligent les contre-pouvoirs ne devraient pas ignorer qu’ils préparent un avenir où d’autres qui viendraient après eux avec un programme politique clairement illibéral trouveraient pour les servir des habitudes de gouvernement, des éléments de surveillance des citoyens et de contrôle social que les libéraux qui les ont précédés auraient eux-mêmes mis en place.

« Le fait que dans plusieurs pays politiques européens, et aussi en France, aux confins de la droite comme de la gauche, se développent des mouvements politiques d’inspiration populiste et césariste rend ce risque de plus en plus probable.

« De plus, la culture contemporaine dépendante des outils numériques d’information et de communication s’inscrit dans une socialité de réseaux, de partage et de virtualité qui affecte les contours de l’individualité et les notions de vie privée qui sont au cœur de la pensée libérale.

crédit illustration : Z. Rainey – Pixabay

La liberté d’expression semble aujourd’hui prise en otage…

 

« Enfin, on assiste aujourd’hui à des tentatives d’hégémonie sur la parole publique dans le but d’imposer ce qu’il faut dire et ce qu’on doit taire, dans une forme sournoise de privatisation des règles de la liberté d’expression inscrite dans une stratégie de conquête des médias et des réseaux sociaux.

« La liberté d’expression semble dès lors prise en otage entre des courants qui, se réclamant d’un progressisme dogmatique, ne supportant pas la discussion, encore moins la contradiction, et veulent seuls définir ce qu’est la parole libre, et, de l’autre côté, la revendication d’une parole libérée qui, avatar de la liberté d’expression, se limite souvent à revendiquer la liberté d’être raciste.

« Dans un tel contexte, peut-on seulement espérer qu’il restera toujours assez d’habitudes libérales dans nos sociétés pour empêcher qu’un mouvement populiste n’arrive au pouvoir à brève ou moyenne échéance ?

« Non, sans doute pas, car de quel pays en Europe pourrait-on dire avec assurance que la majorité de sa population résisterait à l’autoritarisme de ses gouvernants dès que ceux-ci promettraient d’assurer la croissance et la justice sociale, de conserver les valeurs nationales (ou plutôt la façon dont ces gouvernants les comprennent, la sauvegarde des fêtes populaires, ce qui est un bonne chose, mais non l’apprentissage rigoureux de la langue) et de laisser chacun jouir des satisfactions privées ?

« Qui s’élèverait pour défendre la liberté ?

(…)

crédit illustration : Mohamed Hassan – Pixabay

« Le libéralisme refuse d’entrer dans les consciences pour imposer à chacun la bonne façon de penser, il ne s’occupe que des expressions et actes publics dans le cadre des règles qui permettent le vivre ensemble et garantissent la liberté de chacun car il croit en la force créatrice de l’individualité humaine qui assure le dynamisme et le renouvellement de la société.

« On lui a souvent reproché d’être une forme de quiétisme qui attend les bras croisés que le marché s’équilibre, que la société s’autonomise, que l’État se limite à ses fonctions. C’est une erreur car le libéralisme est un mouvement politique volontariste, il ne croit pas en l’organisation de la société, ni en la révolution qui va recréer l’homme et produire la société juste, il est peu tenté par la planification car il est décentralisateur, soucieux d’équilibre et de contre-pouvoirs, fondé à la fois sur la lucidité et la confiance, mais sans ignorer le rôle nécessaire de l’État.

« Surtout, le libéralisme est créateur d’avenir précisément parce qu’il se nourrit de l’engagement politique actif des citoyens. Ce n’est pas si facile, à concevoir et à mettre en œuvre, mais Raymond Aron n’a cessé de montrer combien le libéralisme était une politique de l’incertitude, sans illusion sur l’homme, qu’il était aussi un engagement de l’intelligence, et donc une pensée « sans euphorie, disait-il, ni tiède ni facile, pas faite pour les âmes tendres ».

Monique Canto-Sperber,

agrégée de philosophie, docteur en philosophie, présidente du think-tank GenerationLibre , est l’auteur de nombreux livres dont « Sauver la liberté d’expression » (Albin Michel – 2021).

*Extraits de sa préface au recueil « Raymond Aron : l’actualité de sa pensée 40 ans après sa mort ».  Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de GenerationLibre. Mise en page, titres et intertitres sont de la rédaction de Consulendo
© crédit photo de Mme Canto-Sperber : Romain Guédé

>>>On lira ou relira avec intérêt un autre très beau texte de Monique Canto-Sperber que nous avions repris sur Consulendo : « Entreprendre, c’est ne pas accepter le monde tel qu’il est ».