Les Français et l’entreprise :
de grandes attentes, des sentiments ambivalents…

 

crédit image : Gerd Altmann – Pixabay

Les entreprises sont mises sous tension en cette rentrée économique et sociale 2022, marquée par la crainte de perte de pouvoir d’achat face à la flambée des prix.  Pressées d’augmenter les salaires, elles doivent aussi opérer leur transformation écologique, numérique, énergétique, tout en donnant des preuves de leur engagement environnemental, social et sociétal… Malgré tout, les salariés français se déclarent attachés à leur entreprise, et ils en attendent beaucoup!

 

L’appel à la grève générale, mythique référence pour une partie de la gauche en France, a ressurgi cet automne, porté par des représentants de la Nupes, à la faveur des manifestations, grèves, blocages et divers mouvements sociaux qui ont perturbé la vie économique en cette rentrée 2022.

La menace de cette solution radicale pour paralyser le pays – que la France n’a pas connue,  précisons-le, depuis mai 1968! – cache en réalité un dialogue social actif et concret dans de nombreuses entreprises où se concluent, vaille que vaille, des accords avec les syndicats (76 820 accords collectifs d’entreprises en 2021, dont plus de 28 000 dans des sociétés de moins de 50 salariés).

La défense du pouvoir d’achat et les augmentations de salaires sont aujourd’hui en tête des revendications. Le gouvernement lui-même presse les entreprises « qui le peuvent » d’accorder des hausses de rémunérations et de développer l’intéressement. Cependant certaines d’entre elles, notamment parmi les PME-TPE faisant face à une flambée de leurs charges,  ne sont pas dans une situation financière leur permettant de satisfaire ces revendications…

Tandis que le débat sur le partage de la valeur entre salariés et actionnaires a été récemment attisé par les profits exceptionnels réalisés par quelques grands groupes dans le secteur de l’énergie ou du transport maritime…

Malgré tout, les salariés français se déclarent attachés à leur entreprise, même s’ils en attendent beaucoup.

Une entreprise qui protège et qui paye bien…

 

Cote d’amour. Globalement, les salariés français apprécient leur propre entreprise, comme le confirme le sondage publié à l’occasion de la 20ème édition de « J’aime ma boîte » , opération initiée par le mouvement patronal Ethic et sa médiatique présidente Sophie de Menthon*.

Affiche pour la promotion de la Fête des entreprises 2022  « J’aime ma boîte« , dans le métro parisien.
crédit photo : Ethic

67% des salariés sondés en 2022 par Opinion Way* déclarent aimer leur entreprise. Ce pourcentage monte même à 78 % chez les moins de 35 ans.

Si ce chiffre est en progression dans ce baromètre Opinion Way depuis 2018, il n’atteint pas le pic de 79% enregistré en 2008, année de la crise financière internationale due au krach des Subprimes

Cette cote d’amour incite les salariés à la fidélité : 69% déclarent vouloir rester dans leur boîte.

Après les années Covid, c’est l’image d’une entreprise « protectrice » qui semble dominer les esprits : 87% des salariés estiment que leur patron doit s’occuper de leur santé, notamment « en incitant à la prévention et en agissant en cas d’épidémie. »

Dans un monde incertain et anxiogène, on attend beaucoup l’entreprise : non seulement elle doit donner de bons salaires, mais aussi assurer des fonctions naguère dévolues à la société, comme intégrer, former, protéger, épanouir…

Et de plus, elle doit projeter une bonne image d’elle-même, afficher ses actions RSE (responsabilité sociale et environnementale), se soucier de son environnement, limiter son impact carbone, se convertir à la sobriété énergétique, être « inclusive », se soucier du bien-être et de l’épanouissement de ses collaborateurs, prendre en compte les attentes de ses voisins et des « parties-prenantes, s’engager dans la cité, faire du mécénat, être fun… Ouf!

« Augmentez nos salaires! »  Mais en cette période de crainte de dégradation du pouvoir d’achat face à la flambée des prix de nombreux produits et services, la première attente des salariés vis-à-vis de leur entreprise est, selon le baromètre Opinion Way, d’être augmentés (55% des réponses) et/ou de recevoir une prime (31%), loin devant bénéficier de plus de temps libre (17%).

Sophie de Menthon, chef d’entreprise, présidente du mouvement Ethic
crédit photo : DR

* Sondage réalisé par Opinion Way pour « J’aime ma boîte » du 14 au 24 septembre 2022, auprès de 1 009 salariés issus d’un échantillon de 2 126 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.  Sophie de Menthon aime à raconter que c’est aux Etats-Unis qu’elle a eu l’idée de cette fête des entreprises en découvrant une opération baptisée « I love my Boss ». Elle avait jugé toutefois impensable de transposer telle quelle cette initiative en France, tant il lui semblait irréaliste de faire proclamer aux Français « J’aime mon patron »… Du coup, l’opération s’est appelée en 2003 « J’aime ma boîte »,  dans le but de « fédérer salariés et dirigeants autour de ce qu’ils partagent tout au long de l’année ». Avec comme objectifs : « délivrer un message positif; conforter les salariés dans leur rôle moteur de l’entreprise; renforcer l’esprit d’appartenance et d’équipe; valoriser l’image de l’entreprise en France. »  En 2022, le slogan s’est précisé en  « J’aime ma boîte… qu’est-ce qu’elle ferait sans moi ! »

 

 

Cet attachement des Français à l’entreprise est corroboré par les études d’opinion que conduit régulièrement le Mouvement des entrepreneurs de France, le Medef. La dernière enquête de l’Ifop réalisée fin 2021, faisait ressortir que 83% des Français avaient une bonne image de l’entreprise (dont 8% une très bonne image).

Toutefois dans cette même étude 30% de sondés associent les mots « indifférence » et « méfiance » à leur perception de l’entreprise.

Néanmoins 64% des salariés interrogés reconnaissent que leur entreprise a su les accompagner pour traverser la crise du Covid-19.

Si la légitimité des entreprises est reconnue en tant que créatrices des richesses économiques, on attend beaucoup de celles-ci  pour former leurs collaborateurs aux compétences de demain.

Il ressort aussi de cette étude qu’un Français sur deux attend que « l’Etat contrôle et réglemente plus
étroitement les entreprises… »

crédit image : Gerd Altmann – Pixabay

Absence de consensus national sur l’entreprise privée

 

L’entité Entreprise suscite, en effet, chez les Français des sentiments ambivalents.

La cote d’amour est inversement proportionnelle à la taille de l’entreprise. Les Français apprécient d’autant plus l’entreprise qu’elle est à taille humaine : TPE, artisans, indépendants, free-lance… recueillent la sympathie des Français dans toute la variété de leurs convictions politiques.

Tandis que les grands groupes et les multinationales suscitent méfiance ou opprobre : stigmatisation des profits réalisés,  dénonciation des dividendes distribués et des rémunérations « extravagantes » des patrons, suspicion d’un impact négatif sur l’environnement, de « pillage » des ressources des pays en développement…

Ceux qui portent de telles critiques ne demandent pas une correction des excès ou dérives réelles du capitalisme, mais dans notre pays profondément  marqué par le pacte gaullo-communiste de l’Après-Guerre, ils remettent carrément en question les fondements mêmes de l’économie de marché et aspirent à un « changement de système ».

Par exemple, certains d’entre eux souhaiteraient que toutes les entreprises privées s’alignent sur les mêmes critères de fonctionnement que ceux de l’économie sociale et solidaire (ESS).

A la différence des pays d’Europe du nord et de l’Allemagne, il n’existe pas en France de consensus national sur la légitimité de l’entreprise privée : une partie des citoyens et des politiques la considèrent toujours comme un lieu d’affrontement irréductible entre le Capital et le Travail, comme un nœud de rapports de forces déséquilibrés au profit du patronat, et diabolisent le profit comme étant réalisé « sur le dos des salariés »…

Les « super profits » diabolisés

Le débat sur le partage de la valeur entre salariés et actionnaires (1) a été attisé récemment par les profits exceptionnels réalisés par quelques grands groupes dans le secteur de l’énergie ou du transport maritime…

Rappelons ici que notre pays a la particularité de compter un actif sur quatre qui travaille dans une administration ou une entreprise publiques ou liée à l’Etat…

Le manque de culture économique des citoyens, par carence de l’Education nationale, a souvent été aussi pointé du doigt pour expliquer le désamour des Français avec les mécanismes du marché et de la concurrence.

(1) « Le partage de la valeur ajoutée entre salariés et entreprises est resté stable en France depuis environ
30 ans, et demeure plus favorable aux salariés que dans le reste de l’Europe », nous apprend une intéressante note de Sylvain Bersinger du cabinet d’études économiques Asteres. « La part des salaires dans la valeur ajoutée est stable à un peu plus de 50 % en France : en 1995, les salaires représentaient 51,1 % du PIB (qui équivaut à la somme des valeurs ajoutées), contre 51,3 % en 2021 ».

 

Entreprise et valeurs

Un intéressant colloque sur le thème « Sens et Travail » organisé le 20 octobre à Paris par l’agence Aromates,  s’est employé à analyser les attentes des salariés et futurs salariés à l’égard de l’entreprise.

Ainsi a-t-il été évoqué ce phénomène de « démission silencieuse » observé auprès de certains salariés qui se contentent de faire leur travail et pas plus (voir en fin d’article).

La crise sanitaire a aussi remis le travail à sa juste place :  bien-être et équilibre vie-privée-vie pro sont devenues es exigences plus fortes.

La généralisation accélérée du télétravail a eu aussi un impact sur le rapport au travail, son organisation, son « contrôle » à distance, sur les méthodes de management traditionnelles qui s’avèrent inadaptées.

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« Jobs destructeurs ».  Alors que les entreprises ont aujourd’hui des difficultés à attirer et fidéliser les compétences qu’elles recherchent, des jeunes diplômés remettent en cause la finalité du « travail productif » dans un monde « fini », menacé par l’épuisement des ressources naturelles et les dérèglements climatiques.

Les jeunes générations donneraient la priorité à la recherche de sens et d’épanouissement dans la quête de leur futur job, et cibleraient les entreprises vertueuses en matière de respect de l’environnement et de sobriété énergétique.

Un large écho a été donné récemment aux positions iconoclastes de quelques étudiants de grandes écoles déclarant vouloir refuser des « jobs destructeurs »  et dénonçant leurs  formations les destinant « à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours »

Or le sondage Opinion Way réalisé pour le colloque Sens &Travail, conduit à relativiser ces prises de position : pour les jeunes de 18 à 30 ans, le premier critère de choix pour rejoindre une entreprise est… la rémunération, loin devant la quête de sens; en revanche l’environnement du travail, la flexibilité de son organisation, l’équilibre vie privée-vie pro sont des critères cités immédiatement après celui de la rémunération.

Cependant, cette même étude fait apparaître qu’un salarié sur deux estime que son activité professionnelle ne lui permet pas d’être en accord avec ses valeurs personnelles.

Ainsi un salarié sur quatre (51% chez les moins de 24 ans) aurait l’intention de changer de job dans l’année à venir, soit pour obtenir une meilleure rémunération, soit pour un métier qui plaise davantage ou pour mieux valoriser ses compétences.

Il n’en demeure pas moins que le travail occupe une place  importante dans la vie pour 80% des salariés français, et une source d’épanouissement pour 70% d’entre eux, selon cette étude.

Toutefois, un autre sondage récent, conduit à nuancer ces observations.

Il s’agit d’une enquête d’opinion réalisée par l’Ifop * pour  LesMakers.fr à l’occasion de la « Journée internationale du paresseux » (sic), le 20 octobre, selon laquelle 45% des actifs déclarent faire « juste ce qu’il faut dans leur travail », contre 51% qui se disent très impliqués.  37%  avouent faire juste le minimum contractuel, « refusant les heures supplémentaires et d’éventuelles tâches qui ne relèveraient pas de leur mission »… 

45% des sondés déclarent ne se rendre au travail que pour le salaire qu’ils en retirent. Et ils sont 54 % à considérer que le travail est avant tout une contrainte plutôt qu’une source d’épanouissement (46%).

*Enquête conduite par l’Ifop du 11 au 13 octobre 2022, par questionnaire auto-administré auprès de 2 015 personnes âgées de 18 ans et plus représentatives de la population française.