Richesse découragée, richesse non-créée… aux racines de la paupérisation française

C’est mon avis / Jacques Gautrand

 

Prodigue quand il s’agit de redistribuer, l’État français devrait se soucier davantage du gâchis que représente la richesse non-produite dans notre pays, à cause de nombreux freins.

crédit illustration : Geralt – Pixabay

Le gouvernement qui veut « réindustrialiser » la France ne semble pas s’être ému, outre mesure, de la décision du groupe agroalimentaire Le Duff de renoncer à construire une nouvelle usine Bridor près de Rennes, en raison de l’accumulation d’obstacles à ce projet qui aurait pu créer 500 emplois.

Lancé en 2017, ce projet de boulangerie industrielle avait pourtant obtenu toutes les autorisations administratives nécessaires. Mais le groupe indépendant se désole dans un communiqué publié fin mai 2023 que « la construction ne (puisse) toujours pas démarrer au regard des recours engagés devant la justice ; une fois tous ces recours purgés, il faudrait compter deux années de construction pour ce type de site industriel… »

Les travaux de construction ne pourraient donc vraisemblablement pas commencer avant 2026, indique le groupe agroalimentaire et de restauration, repoussant « le démarrage du site au plus tôt en 2028. »

« Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre dix ans ou davantage, que notre projet industriel aboutisse », regrette Louis Le Duff, le président fondateur du groupe éponyme , « alors que nos concurrents à l’étranger mettent un à deux ans maximum pour obtenir les mêmes autorisations de construction. » Dès lors, l’entreprise a décidé de renforcer ses investissements au Portugal afin d’accroître ses capacités de production et pouvoir répondre à la demande de ses clients.

L’ancien ministre du redressement productif de François Hollande, Arnaud Montebourg, pour sa part, aime à raconter les difficultés qu’il a rencontrées pour installer en Provence une unité de « casserie » des amandes pour la Compagnie des amandes, entreprise qu’il a cofondée afin de relancer une filière française dans ce secteur à grand potentiel, dépendant à plus de 90% des fruits importés.

Dans de nombreux départements et territoires, des investisseurs peuvent témoigner des obstacles à surmonter pour mener à bien un projet d’implantation industrielle :  lourdeurs bureaucratiques, délais d’instruction des dossiers interminables, oppositions diverses, recours ou manifestations de riverains, de collectifs écologistes, d’ONG, occupations par des « Zadistes »…

Les velléités de ré-industrialisation se heurtent chez nous à un front du refus, culturellement hostile à l’initiative privée, sensible aux sirènes de la « décroissance », et adepte d’un État-Providence voué à redistribuer une richesse… qu’il n’a pas produite!

Le carcan de la complexité bureaucratique

crédit photo : Z Rainey – Pixabay

L’empilement des normes, décrets et règlements, nationaux et européens (souvent « sur-transposés » dans notre droit par des technocrates zélés) constitue un maquis inextricable qui complique la vie des chefs d’entreprise et décourage la création de richesse.

« La complexification grandissante des règles fiscales et sociales pèse grandement sur la productivité de nos entreprises. » Cécile de Saint-Michel

 

J’ai entendu beaucoup d’entrepreneurs dire qu’il leur avait fallu une sacrée dose d’énergie et d’opiniâtreté – voire d’inconscience ! – pour mener à bien leur projet.

Seuls ceux qui disposaient de suffisamment de fonds propres, d’associés patients et compréhensifs, qui s’étaient entourés de conseils compétents, ou connaissaient les arcanes des circuits administratifs, ont pu aller jusqu’au bout de leur aventure entrepreneuriale.

La présidente de l’Ordre des experts-comptables, Cécile de Saint-Michel, l’a reconnu récemment devant la délégation sénatoriale aux entreprises :« La multiplication des normes et des règlements est un cauchemar pour les chefs d’entreprise. La complexification grandissante des règles fiscales et sociales pèse grandement sur la productivité et la compétitivité de nos entreprises. »

Le Sénat vient d’ailleurs de publier un nouveau rapport sur la nécessaire simplification pour redonner de l’oxygène à nos entreprises (1)

« Le fardeau normatif pesant sur les entreprises représente un coût d’environ 3 % du PIB soit plus de 60 milliards d’euros ! », s’alarme le Sénat dans ce nouveau rapport.

La France se classe au 107ème rang mondial sur 140 pays en raison de son « fardeau administratif »…

crédit illustration : Délégation sénatoriale aux entreprises – juin 2023

Perte de CA. Pour la préparation de leur rapport les sénateurs ont consulté 783 entreprises. Ce sondage confirme l’accablement des entrepreneurs face à la montagne de textes qualifiée de véritable « furie administrative », source de « davantage de complexité, coûteuse et inutile », provoquant une « anxiété permanente » ainsi qu’une « perte de chiffre d’affaires ».

« Parfois tout simplement inapplicables , ces normes, soulignent les rapporteurs, « démontrent le fossé présent entre l’administration et la réalité de la vie des entreprises ».

D’autre part, notent les rapporteurs,  « à de nombreuses occasions, les entreprises renoncent à demander une aide publique car elles ne comprennent pas le vocabulaire utilisé et/ou les procédures exigées par les administrations. »

Tout ceci se traduit par une perte de richesse pour notre pays : soit des projets que l’on abandonne, ou bien qui se feront ailleurs, sous des cieux plus accueillants…

(1) « La sobriété normative pour renforcer la compétitivité des entreprises »Rapport d’information réalisé par les sénateurs Gilbert-Luc Devinaz (groupe SER), Jean-Pierre Moga (groupe UC) et Olivier Rietmann (groupe LR). Ce document fait suite à un précédent rapport du Sénat de 2017, « Simplifier efficacement pour libérer les entreprises ».

 

« Nul n’est censé ignorer la loi » ?  Mission impossible !

crédit photo : Ag Ku – Pixabay

 

« Connaître l’ensemble des textes législatifs et réglementaires (décrets, circulaires…) existant dans l’ordre juridique français ou européen relève de la théorie. Avec, au 25 janvier 2019, environ 318 000 articles législatifs et réglementaires en vigueur en France, le plus studieux des juristes ne relèverait pas un tel défi… » (Source Vie Publique)

 

Zéro artificialisation des sols : « une bombe à retardement »

Alors que sa croissance économique reste bien inférieure à son potentiel, la France semble s’être tiré une balle dans le pied avec la loi ZAN – « zéro artificialisation nette » des sols à l’horizon 2050.

Un texte issu de la loi Climat-Résilience qui réduit fortement les possibilités d’implantation de nouvelles activités, sauf à réhabiliter à grands frais des friches, lorsqu’elles existent et qu’elles sont compatibles avec les nouveaux projets envisagés.

Crédit photo : Joffi – courtesy of Pixabay

Et iI n’ y a pas que les grandes implantations industrielles qui pourraient être empêchées, toute installation artisanale ou commerciale nouvelle pourrait être remise en cause par cette législation, notamment dans les plus petites communes qui ne devront pas dépasser l’équivalent de ce qui a été construit au cours des dix ans années précédentes…

D’ailleurs l’association des maires de France (AMF) s’inquiète des conséquences de cette législation-couperet, directement inspirée par les mouvements écologistes et la redoutable convention citoyenne sur le climat.

Certains élus n’hésitent pas à qualifier ce dispositif contraignant de « bombe à retardement »…

Quoi qu’il en soit, la loi ZAN se surajoutera au corset de normes et contraintes réglementaires décourageant la création de nouvelles activités dans notre pays et incitant aux délocalisations économiques – ce que prétend justement vouloir éviter le gouvernement.

Une proposition de loi issue du Sénat vise à atténuer les effets pervers du dispositif ZAN, sans pour autant remettre en cause son principe.

Ces freins réglementaires, normatifs et législatifs ne sont pas les seuls facteurs limitant la création de richesses.

Projets abandonnés, emplois non-créés, revenus non-distribués… des milliers de microdécisions qui obèrent le potentiel de croissance dans notre pays

 

D’autres pratiques ou tendances de fond, propres à la France, souvent à l’œuvre depuis longtemps, sont des facteurs de rabougrissement du potentiel de création de richesse.

On ne reviendra pas dans cette chronique sur les effets pernicieux des 35 heures, les préretraites utilisées complaisamment comme méthode de dégraissage, l’engouement des Français pour les ponts et les vacances à répétition…

On rappellera toutefois que, globalement, le total des heures travaillées par l’ensemble des Français est nettement inférieur à ce que l’on observe dans les pays comparables de l’OCDE – d’autant que nous entrons plus tardivement dans la vie active et en sortons plus tôt! (1)

On sait aussi que de nombreuses TPE et PME sont contraintes de refuser des commandes ou des chantiers faute de trouver les collaborateurs nécessaires à leur exécution.

NEET. L‘inadéquation entre notre système éducatif et les besoins des entreprises se traduit aussi par des dizaines de milliers de jeunes que les experts qualifient de l’acronyme anglais de « NEET » : «  not in education,  employment or training » (ni à l’école, ni en emploi, ni en formation)…

On sait aussi que des chefs d’entreprises refusent de passer la barre fatidique de 11 ou 50 salariés pour ne pas avoir à remplir les obligations et contraintes (sociales, administratives, financières) associées au franchissement de ces seuils sociaux.

L’addition de ces milliers de microdécisions économiques, prises par dissuasion,  a pour conséquence une moindre création de richesse nationale : production non-réalisée, valeur ajoutée perdue, emplois non-créés, revenus non-distribués…

(1) Le taux d’emploi en France est de 68 %, c’est à dire la proportion des actifs sur la population en âge de travailler. Il est de 78 % en Allemagne et de 80% aux Pays-Bas…

Absentéisme en hausse

En plus du niveau de chômage en France qui bien qu’ayant baissé à 7%, reste supérieur au niveau observé dans la plupart des pays comparables, on assiste à un regain de l’absentéisme depuis les années Covid.

Les arrêts maladie ont augmenté de près de 8% en un an et de 30% en 10 ans! Les arrêts maladies de courte durée (moins de 7 jours) représentent désormais 61% du total.

Leur coût représente une facture de 16 milliards d’euros par an pour la Sécurité sociale.

La CPME s’en émeut en pointant que  « les fraudes se multiplient, qu’ils s’agisse de faux documents ou de médecins abusés via les téléconsultations. Pour les employeurs, l’addition est de plus en plus lourde, le coût direct de l’absentéisme étant estimé, en 2022, à 4,4% de la masse salariale. »

Toujours selon la confédération des PME, « les arrêts maladies dans la fonction publique, de l’aveu même de la Cour des comptes, correspondraient à l’activité annuelle de 250 000 agents publics. Dans une entreprise de 100 salariés, cela ne représente pas moins de 7 salariés absents en permanence. »

On pourrait, à ce stade, évoquer le « mal-management » qui sévit dans de nombreuses organisations – publiques et privées – lequel génère absentéisme, désengagement, mauvaise ambiance de travail et déficit de productivité… Mais cela mériterait un article en soi.

 

crédit photo : Pixabay

« Décroissance » et paupérisation.

Le débat public s’est un moment focalisé sur la notion de « décroissance » :  ce concept flou séduit de plus en plus de personnes, notamment parmi les jeunes générations.

Pourtant la pandémie a permis d’expérimenter en grandeur nature, si l’on peut dire, la « décroissance » avec une chute spectaculaire du PIB de 8% en France et dans la plupart des pays : on a pu mesurer les effets néfastes d’une telle situation si elle avait dû perdurer, sans parler des pays en développement dont les besoins des populations sont immenses et qui ne peuvent améliorer leur sort sans croissance économique…

D’ailleurs, tous les pays ont la nécessité de créer plus de richesse qu’ils n’en consomment, ne serait-ce que pour investir dans l’avenir,  pour créer les infrastructures nécessaires aux nouvelles générations, et leur apporter de meilleures conditions de vie.

C’est pour cela que nous devrions nous intéresser davantage au potentiel de richesse qui est dissuadé ou qui n’est pas réalisé.  Et déterminer ce qu’il faudrait faire pour libérer la créativité,  faire s’épanouir les initiatives productives, afin d’augmenter notre bien-être collectif.

Faute de quoi, nous sommes condamnés à accroître dangereusement notre dette extérieure – comme c’est actuellement le cas pour financer à crédit notre niveau de vie et notre système social très généreux –  et voués à nous paupériser collectivement.

Rappelons qu’au début des années 1980, la richesse produite par habitant en France nous plaçait au 8ème rang mondial; nous avons régressé aujourd’hui à la 25ème place.

J.G.

Post-Scriptum

Destruction de richesse. Cette chronique a été conçue avant le déchaînement des émeutes et des pillages qui ont saccagé début juillet de nombreux magasins, agences, entrepôts, bâtiments privés et publics dans tout le pays. C’est une destruction de richesse. Déjà sévèrement éprouvés par des crises à répétition depuis 2019 (Gilets jaunes, pandémie, manifestations de rue…), de nombreux commerçants, restaurateurs des centres-villes, ont vu leur outil de travail mis en pièces ou détruit, et désespèrent de leur avenir. En outre, les images de ces violences largement diffusées hors des frontières, conduisent de nombreux touristes étrangers à renoncer à leur voyage. L’impact est désastreux pour les professionnels du secteur en ce début de saison estivale, et aussi dans la perspective des prochains J.O en 2024.  Actifs détruits, pertes d’exploitation irrémédiables, voici encore un potentiel de croissance économique qui part en fumée…