Entreprise et Bien commun : Le message du Pape François aux entrepreneurs de France

Le Pape François participe à Marseille, le 23 septembre 2023, aux Rencontres Méditerranéennes, réunion de chrétiens issus de 30 pays du pourtour de la Méditerranée. C’est l’occasion pour Consulendo de commenter le message que le Pape à adressé aux chefs d’entreprise lors de la Rencontre des entrepreneurs de France, la REF, qui s’est tenue les 28 et 29 août à Paris-Longchamp. Dans son propos, le successeur de Pierre fait le lien entre le travail, l’entreprise et le Bien commun. Il qualifie les entrepreneurs de « moteur essentiel de la richesse, de la prospérité, du bonheur public. » Il les exhorte à faire plus pour « relever les nouveaux défis de notre société complexe ».

 

La responsabilité sociale et environnementale (RSE) de l’entreprise privée est désormais entrée dans les esprits et dans les pratiques. La loi Pacte (2019) a officialisé cette évolution. Auparavant, l’entreprise était succinctement définie comme une association de personnes mettant en commun des moyens pour développer une activité et en partager les profits.

La loi Pacte a complété le Code Civil par un alinéa stipulant : « La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

Il est toutefois intéressant de rappeler que les inspirateurs de la loi Pacte, l’ex-syndicaliste Nicole Notat et le dirigeant Jean-Dominique Senart, avaient pris soin de préciser : « Le rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général. (…) Les entreprises sont des acteurs privés ; elles poursuivent d’abord, et par définition, leur intérêt propre, un intérêt privé – au même titre que tout acteur de la société civile. Mais, dans le même temps, les entreprises sont aussi des acteurs sociaux, dont les activités ont une dimension sociale/sociétale ; elles satisfont des besoins sociaux, par la production et l’échange de biens et de services, lesquels répondent à des besoins privés et sociaux. »

Des attentes sociétale plus fortes

Avec l’impératif de la transition environnementale, mis au premier plan par l’accélaration des dérèglements climatiques, les entreprises font l’objet d’attentes de plus en plus fortes de la part de la société et notamment des jeunes générations, et doivent donner des preuves de leur « engagement pour la planète »…

A côté de la référence à l’intérêt général,  le « bien commun » est une notion assez large qui s’est invitée dans les débats économiques récents, notamment parce que le Prix Nobel d’économie Jean Tirole en a fait le titre d’un de ses ouvrages, « Économie du bien commun » publié en 2016 ( PUF éditions).

Cette notion de Bien commun fait toutefois partie depuis longtemps de la doctrine sociale de l’Église catholique. Elle la définit comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les êtres humains le développement intégral de la personne ». (lire aussi en fin d’article)

Il n’est donc pas étonnant qu’elle figure dans les premières phrases du message que le Pape François a adressé aux chefs d’entreprises réunis à l’occasion de la Rencontre des entrepreneurs de France (REF), ex-université d’été du Medef, les 28 et 29 août 2023 à l’hippodrome de Paris-Longchamp :

« Quand je pense aux chefs d’entreprise, le premier mot qui me vient à l’esprit est « Bien commun ».    

Le Pape François
crédit photo : Annett Klingner – Pixabay

 Il n’est, en effet, pas possible aujourd’hui d’imaginer une amélioration du Bien commun, c’est-à-dire de la vie économique et sociale, de la justice, des conditions de vie des plus pauvres, sans considérer les entrepreneurs comme des acteurs du développement et du bien-être.

Vous êtes un moteur essentiel de la richesse, de la prospérité, du bonheur public. » (…)

 

« L’homme ennoblit le travail… »

Pour le souverain pontife, « Aujourd’hui, un moyen de plus en plus important pour participer au Bien commun est la création d’emplois, des emplois pour tous, en particulier pour les jeunes – faites confiance aux jeunes : ils en ont besoin, et vous avez besoin d’eux.

« Chaque nouvel emploi créé est une richesse partagée, qui ne finit pas dans les banques à produire des intérêts financiers, mais qui est investie pour que de nouvelles personnes puissent travailler et rendre leur vie plus digne.

« Le travail est quelque chose de légitimement important. Car s’il est vrai que le travail ennoblit l’homme, il est encore plus vrai que c’est l’homme qui ennoblit le travail. C’est nous, et non les machines, qui sommes la véritable valeur du travail. » (…)

L’entrepreneur est un travailleur

Aux yeux du Pape François, « les nouveaux défis de notre société complexe ne peuvent être relevés sans de bons entrepreneurs. » Et s’il compte sur les entrepreneurs, c’est d’abord et avant tout comme des « travailleurs »:

« L’entrepreneur (…) vit de travail, il vit en travaillant, et il reste entrepreneur tant qu’il travaille. Lorsque l’entrepreneur ne travaille plus, il se transforme en spéculateur ou en rentier et change de métier.

« Le bon entrepreneur, comme le « bon berger » de l’Évangile, contrairement au « mercenaire », connaît ses travailleurs parce qu’il connaît leur travail.

« Une des graves crises de notre temps est la perte de contact de l’entrepreneur avec le travail de son entreprise, et donc avec ses travailleurs, qui deviennent « invisibles » (Pierre Y. Gomes).

crédit photo : Yurii Romanov – Pixabay

« Vous êtes devenus entrepreneurs parce qu’un jour vous avez été fascinés par l’odeur de l’atelier, par la joie de toucher vos produits avec vos mains, par la satisfaction de voir que vos services sont utiles : ne l’oubliez jamais, c’est ainsi qu’est née votre vocation. »

 

« Et en cela vous ressemblez à Joseph, à Jésus qui a passé une partie de sa vie à travailler comme artisan : « le Verbe s’est fait charpentier ». Il connaissait l’odeur du bois. » (…)

Le Pape ne fait pas référence dans son message aux investisseurs, ni aux actionnaires, sans lesquels il ne pourrait y avoir d’entreprise moderne…

Oubli volontaire? Ou bien cette dimension ne rentrait-elle pas dans le plan de son propos initial?

Pourtant le Vatican ne saurait ignorer l’essor remarquable de la finance éthique ou inclusive, de l’ISR, investissement social responsable et des fonds ESG…

Le Pape François semble associer la qualité d’entrepreneur à des entrepreneurs individuels ou dirigeant des structures réduites, à taille humaine.

Sa définition du « bon entrepreneur »  – « celui qui connaît ses travailleurs parce qu’il connaît leur travail »  prise à la lettre, tendrait à exclure la plupart des patrons dirigeants de grands groupes ou de multinationales, qui, de par leur cursus et leur formation, ne peuvent connaître la diversité des métiers et des activités qui se déploient dans leur entreprise. Au delà de 250 à 350 salariés, et a fortiori dans des groupes qui ont des effectifs de plusieurs milliers d’employés, il est impossible pour un dirigeant de connaître personnellement chaque collaborateur.

Le souverain pontife semble exprimer ici une préférence pour une « entreprise à visage humain »…

Mais ce n’est certainement pas son intention d’ostraciser les patrons des grands groupeslesquels contribuent eux aussi au « Bien commun », par la production de richesse,  la distribution de salaires, la rémunération de leurs sous-traitants, la contribution aux budgets publics…

crédit photo : Mohamed Hassan – Pixabay

Le Pape François a sans doute voulu rappeler à tout patron sa vocation « entrepreneuriale » première, c’est à dire celle d’un créateur et d’un animateur d’une communauté de travail.

Il a sans doute voulu inciter tous les dirigeants à faire le lien entre leur tâche de gestionnaire et de manager avec le métier concret de leur entreprise, avec la finalité de son ou de ses activités, qui est de contribuer au développement, au bien-être, à l’amélioration de la condition humaine, par des produits et des services « utiles »…

Les références au charpentier de Nazareth, à « l’odeur du bois », à « l’odeur de l’atelier », permettent de rappeler que toute vocation professionnelle naît souvent à partir de détails très concrets, éprouvés sur le terrain; que cette vocation n’est pas abstraite mais qu’elle est « incarnée ».

C’est un appel aux dirigeants d’entreprise à ne pas perdre de vue, même s’ils sont conduits à gérer des situations plus complexes, au fur et à mesure de la croissance de leur société, la démarche et l’ambition initiales:  réaliser un projet de vie, se  réaliser en étant utiles aux autres. 

Un appel à ne pas oublier que même dans les structures les plus grandes, l’entreprise est, à la base, une « communauté » de femmes et d’hommes réunis autour d’un projet.

 

« L’entrepreneur souffre lorsque son entreprise doit fermer… »

Dans son message aux entrepreneurs de France, le souverain pontife exprime aussi sa compassion aux difficultés que rencontrent les entreprises dans le contexte actuel :

« La période que nous traversons n’est facile pour personne, et le monde de l’entreprise souffre lui aussi, et parfois beaucoup ; pour un certain nombre de raisons, notamment cette guerre absurde et, auparavant, les années très difficiles de la pandémie.

« Les entrepreneurs souffrent lorsque leur entreprise souffre, et ils souffrent beaucoup lorsque l’entreprise fait faillite et doit fermer. Les médias parlent peu des difficultés et de la douleur des entrepreneurs qui ferment leur entreprise et échouent sans que ce soit de leur faute. Le livre de Job nous apprend que le malheur n’est pas synonyme de faute car il frappe aussi les justes, et que le succès n’est pas immédiatement synonyme de vertu et de bonté.

« Le malheur touche tout le monde, les bons comme les mauvais. L’Église comprend la souffrance du bon entrepreneur, elle comprend votre souffrance. Elle l’accueille, elle vous accompagne, elle vous remercie. » (…)

 

« Vous devez faire plus : les enfants vous diront merci, et moi avec eux. »

Dans la conclusion de son message, le Pape François invite les chefs d’entreprise à s’engager dans la société:

« votre créativité et votre innovation sont également nécessaires dans la société civile, dans les communautés, dans le soin de la création.

« Sans de nouveaux entrepreneurs, notre terre ne résistera pas à l’impact du capitalisme. Jusqu’à présent, vous avez fait quelque chose, certains d’entre vous ont fait beaucoup : mais ce n’est pas suffisant.

« Nous sommes dans une période urgente, très urgente : nous devons, vous devez, faire plus : les enfants vous diront merci, et moi avec eux.
Je prie pour que votre travail et vos efforts portent des fruits abondants et durables » (…)

Le texte de ce message pontifical a été lu in-extenso lors de la REF 2023, par Monseigneur Matthieu Rougé, évêque de Nanterre, en préambule à une table ronde « multiconfessionnelle » portant sur « la foi en l’avenir… » A notre connaissance, c’est la première fois dans l’histoire récente qu’un Pape adresse un texte aux chefs d’entreprise français. Il semblerait que ce message ait été sollicité auprès du Vatican par le Medef en prévision de son grand forum estival.

>>>Lire le texte intégral du message du Pape François aux entrepreneurs de France

>Ce cahier, édité par le mouvement des entrepreneurs et dirigeants chrétiens, les EDC, apporte des références théologiques et des témoignages concrets sur la contribution de l’entreprise au Bien commun, et sur le rapport à la propriété. Il aborde aussi une réflexion sur l’intégration des « parties manquantes » de l’entreprise  : exclus, marginaux, chômeurs longue durée, prisonniers…

 

#La doctrine sociale de l’Église catholique, en quelques mots

La doctrine sociale de l’Église catholique a été formalisée, à la fin du XIXème siècle, en 1891, par la publication de l’encyclique Rerum Novarum par le Pape Léon XIII. Ce corpus doctrinal s’est depuis enrichi de nouvelles encycliques et de nombreux textes officiels. Il a inspiré différentes expressions de la « pensée sociale chrétienne », tant parmi les intellectuels que dans le mouvement associatif, les syndicats de salariés ou patronaux (cf. Les EDC).

Cette « doctrine sociale » repose sur quatre grands principes :

  • La dignité de la personne humaine. Le développement des forces productives ne peut se réduire à la croissance économique :  il doit viser l’accomplissement de tout l’Homme, dans la plénitude de son humanité, à l’image du Créateur.
  • La recherche du Bien commun.  Chaque être doit pouvoir disposer de biens lui

    crédit image : Pixabay

    assurant une vie digne, Et au delà de la satisfaction des besoins de base, chacun doit pouvoir épanouir ses talents et sa vie spirituelle. La Création est confiée aux hommes pour la faire fructifier, l’entretenir et la préserver.

  • La subsidiarité. Il revient à chacun, là où il est, d’agir. Qu’il soit riche ou pauvre, chacun a des devoirs et doit agir en vérité à la mesure de ses moyens.
  • La solidarité. Les Évangiles rappellent le souci et la bienveillance à l’égard des plus pauvres. La charité, au sens de l’Amour inconditionnel du prochain, est le fondement d’une solidarité fraternelle.

Tout en condamnant les excès et dérives du capitalisme, l’Église reconnaît le droit à la propriété privée. Mais il ne s’agit pas d’un droit absolu et inconditionnel :  il doit être mis au service du Bien commun. Il est légitime que celui qui travaille dispose du fruit de son travail, mais la finalité de l’activité économique demeure le Bien commun.